Les possibilités sont multiples et varient au gré des époques, des religions, des cultures. Certains ont été au bordel avec leur grand-père, d’autres enfilent leurs mains dans des gants remplis de fourmis voraces ou se rendent au supermarché pour acheter des tampons hygiéniques avec maman. Cela fait plusieurs années que Steeve Iuncker s’intéresse aux rites de passage entre l’adolescence et l’âge adulte. Depuis qu’il a réalisé que son fils avait grandi. «J’ai eu l’impression de le voir devenu adulte d’un seul coup et je me suis demandé ce que j’avais fait pour l’aider à passer ce cap. Je me suis alors souvenu que mon père m’avait offert un brevet de parachutisme pour mes 16 ans, qui m’a donné confiance en moi.»

Depuis 2012, le Genevois assiste à des activités qu’il identifie comme des marqueurs, dans une société où le passage à l’âge adulte est rendu flou par la laïcisation, l’individualisme etc. Une trentaine de ses images sont exposées au Musée de l’Elysée, sur des murs d’un bleu doux et profond. A l’entrée, un jeune homme tout en muscles sous une barre de fer. «Street workout», indique la légende. «Sport à mi-chemin entre la gymnastique suédoise et la musculation», lit-on sur Internet. A droite, un couple enlacé, nez contre nez et doigts mêlés. Ce pourrait être la langueur d’une sieste d’après-midi au soleil, s’il n’y avait le drap estampillé Hôpitaux universitaires de Genève et la feuille de soins des Samaritains. «Ivresse», mentionne le cartel.

A gauche, c’est une femme dont le dos et les bras sont transpercés de crochets destinés à la suspendre au plafond. Et l’on remercie Steeve Iuncker d’avoir cultivé le flou, apportant une touche picturale et moelleuse aux scènes violentes. La même mise à distance formelle avait été utilisée pour «L’instant de ma mort», série de cadavres avant leur levée exposée au Mamco fin 2012. Steeve Iuncker travaille à la chambre 4 x 5 inches, un grand format argentique qu’il trimballe à main levée, avec une ouverture à 2,8. D’où les flous, le grain et les entrées de lumières dans ses images, accentués encore par le tirage au charbon Fresson quadrichrome, un procédé pigmentaire mis au point dans les années 1950 à Paris. Une technique fragile, aléatoire et capable d’éclats, collant parfaitement à l’état d’esprit adolescent. Et le garçon qui attend son tatouage sur une table d’opération devient un magnifique gisant du XVIIe siècle.

Autour de lui, des ados sur un stand de tir, des filles cuvant sur un banc, un doigt d’honneur à un concert (la seule image où l’on devine la présence du photographe), un corps dans une voiture, une mère adolescente, un salon érotique. «Je ne prétends pas réaliser un travail scientifique, j’ai très peu parlé à ces jeunes. Je ne sais pas s’ils vivent leur première cuite ni pourquoi ils se font percer la peau. Je cherche seulement à susciter une émotion par rapport au vécu de chacun», souligne le reporter à mi-temps à la Tribune de Genève. Au musée de l’Elysée, une «cabine téléphonique» invite chacun à livrer son souvenir identitaire.

Ce très beau travail a bénéficié d’un soutien à la création de l’institution lausannoise; une bourse sur deux ans et la production de l’exposition. «Steeve est un photographe sans concession, il montre des choses que l’on n’a pas forcément envie de voir et se méfie des effets de mode, estime la commissaire Caroline Recher. Du coup, la reconnaissance est plus lente. Je trouvais important de l’aider, en particulier sur cette série qui marque une étape dans son travail, comme un apaisement.»


«Mon rite de passage sera peut-être une nouvelle coupe de cheveux»

On se bouscule, on ricane, on chantonne. Il règne une ambiance de cour de récréation dans les jardins de l’Elysée en ce début d’après-midi de la mi-mai. Une classe de onzième du collège éponyme vient découvrir l’exposition de Steeve Iuncker, et lui présenter son travail. Depuis début mars, le groupe de 22 élèves encadrés par trois professeurs œuvre à la création d’une application pour les visiteurs du musée: PixElysée.

Téléchargez, scannez directement les tirages et vous obtiendrez la valeur ajoutée pensée par des binômes adolescents de quatorze ou quinze ans. Prenez le jeune homme en pleine action affiché dans cette page. Plusieurs boutons apparaissent, permettant d’accéder à une description écrite de la photographie, à une vidéo des championnats du monde de street workout 2015 ou à une image à gratter laissant apparaître une tête de lion à la place de celle de l’athlète («parce que les sportifs de haut niveau sont des bêtes et que l’animal le plus fort est le lion», éclaire Mélanie).

Le concept de l’image à gratter est repris par tous les duos et aboutit chaque fois à un montage ou des ajouts dessinés. Valentin et Momo, ainsi, ont transformé le bazooka du stand de tir en chat, «parce qu’on trouvait cela plus mignon». Léo et Len ont maquillé un soldat et une soldate en ange et démon, pour souligner le paradoxe entre l’amour et la guerre. Si cette partie graphique laisse place à de jolies envolées, les textes restent dans la description littérale.

Steeve Iuncker s’étonne du manque de projection des ados lausannois face aux rites de passage figurant dans sa série. «Il y a deux ans de décalage. Ils peinent à s’identifier, qui plus est aux pratiques extrêmes figurant dans l’exposition, souligne le professeur d’art visuel. Mélanie acquiesce: «J’ai eu du mal à choisir une image. J’ai finalement pris le sportif car j’avais fait de l’aviron. Je serai sans doute ivre un jour, mais la suspension, sûrement pas!» Len, lui, a opté pour le tir parce qu’il joue beaucoup à des jeux vidéo de guerre. «Et puis l’armée me concernera bientôt. Si je ne comprends pas les trucs comme la scarification, je compte me faire tatouer pour mes 18 ans. Ce sera un tigre, le signe de ma sœur, pour la garder toujours près de moi.» Helay, tout juste 15 ans, projette déjà un rite de passage beaucoup moins spectaculaire: «Je vois plutôt quelque chose comme une nouvelle coupe de cheveux. Bref, ce sera un peu minable à côté de ceux-là!» La demoiselle a trouvé «hypercool» d’entrer dans un musée, même si elle aurait apprécié d’être moins bridée - là où ses collèguent saluent au contraire une grande liberté.

«Toutes les idées ont été admissibles dès lors qu’elles étaient argumentées et ne tenaient pas seulement de la blague potache, argue Stéphane Chapuis, médiateur culturel et initiateur du projet. Mais je pense surtout qu’il faudrait lancer ce genre d’initiative avec des élèves volontaires plutôt qu’avec une classe entière.» Financé par le Serac, Service des affaires culturelles du canton de Vaud, le projet se veut pilote et pourrait être reconduit pour d’autres expositions. «On a peu d’ados au musée, or ce collège se trouve juste à côté. Avec cette appli, l’idée était d’aller les chercher sur leur terrain», note Stéphane Chapuis. Lorsque la directrice du musée demande quels élèves seront présents le soir du vernissage, tous, ou presque, lèvent la main. Comme à l’école. 


Steeve Iuncker, Se mettre au monde, jusqu’au 28 août au musée de l’Elysée, à Lausanne.