En février 2013, Paris Match publiait une enquête intitulée «On a retrouvé le haut du chef-d’œuvre de Courbet», dans laquelle l’hebdomadaire dévoilait le visage de L’Origine du monde: un petit tableau (41 x 33 cm) représentant une jeune femme à l’opulente chevelure, la tête renversée et la bouche entrouverte, qui ne serait autre que Joanna Hiffernan (1843-1903), la maîtresse de Gustave Courbet (1819-1877). Il y a quelques jours, Johan de la Monneraye, le propriétaire de ce «visage», a rendu publique une étude de plus de 100 pages réunissant un faisceau d’éléments visant à prouver que sa «belle décapitée» est bien la tête du célèbre corps tronqué, conservé au Musée d’Orsay depuis 1995.

«Révélations» pour certains, «foutaises», «affabulations», «hallucinations visuelles et pensée magique» pour d’autres, son étude, intitulée La Face cachée de «L’Origine du monde», en libre accès sur le Net, a déjà commencé à réveiller les polémiques. Acquise en 2010 chez un antiquaire parisien pour la somme de 1400 euros, la petite toile ne peut être, selon son propriétaire, que le visage de L’Origine du monde, qui aurait été découpée: «Même échelle, même angle de fuite, même carnation, même teinte de capillarité et pilosité…»

Même coup de pinceau

Interrogé sur les «preuves» réunies par Johan de la Monneraye, le Musée d’Orsay n’a pas répondu aux demandes d’entretien du Temps. «L’Origine du monde est une composition achevée et en aucun cas le fragment d’une œuvre plus grande», martelait dans un communiqué, il y a cinq ans, la direction du musée. Plusieurs experts ont pourtant affirmé le contraire ces dernières années.

Le 15 janvier 2013, Jean-Jacques Fernier, expert de Gustave Courbet, certifiait dans un rapport écrit que le visage était bien celui du célèbre tableau. Les conclusions des analyses confirment que ce portrait de femme correspond bien au corps du modèle représenté par le peintre français, écrivait alors cet homme qui est aussi le vice-président de l’Institut Gustave Courbet et l’ancien conservateur du Musée Courbet d’Ornans. L’œuvre «sera inscrite au tome III du Catalogue raisonné de Gustave Courbet en préparation sous mon autorité», ajoutait-il.

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Découpée par Courbet, avant d’être cédée à Khalil-Bey en 1866, au dire de Johan de la Monneraye, L’Origine du monde devrait donc avoir les bords coupés? «C’est le cas, assurait Philippe Rouillac, médiatique commissaire-priseur français, dans une interview accordée le 7 février 2013 à France TV Info, et dans laquelle il assurait avoir assisté à l’installation de l’œuvre au Musée d’Orsay, en 1995. «La toile se prolongeait sur le bord et recouvrait le châssis derrière», précisait-il alors à la chaîne de télévision. Et d’ajouter: «Il y a le même coup de pinceau (que dans L’Origine du monde, ndlr), la même souplesse. C’est techniquement assez troublant.»

Contradictions et revirements

Maître Rouillac a tenu le même discours à la journaliste de Paris Match Anne Cécile Beaudoin, deux jours après la parution de l’article dans l’hebdomadaire. «Il nous a confirmé que la toile peinte de L’Origine du monde revenait sur l’arrière du châssis, en précisant qu’il avait fait ce constat en 1988, l’année où Sylvia Lacan prêta le tableau pour une exposition aux Etats-Unis», souligne Johan de la Monneraye, présent dans le bureau au moment de l’interview. Contacté le 9 février dernier, le commissaire-priseur est revenu sur ses dires de manière surprenante. «Je démens formellement les affirmations de M. de la Monneraye. Je n’ai jamais tenu de tels propos, qui ont pu m’être attribués faussement», souligne-t-il dans un courriel reçu le même jour.

Les revirements de Bruno Mottin, conservateur en chef du patrimoine et chef de la filière peinture du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF), apparaissent tout aussi troublants. Dans un dossier technique du C2RMF de 2007, celui-ci soutenait que L’Origine du monde ne comprenait ni bandes de tension (les côtés de la toile tendus puis cloués sur le chant du châssis), ni guirlandes de tension (les motifs festonnés et déformations des fibres de trame de la toile). «L’absence de bandes et de guirlandes de tension et le fait que la toile soit peinte sur les chants du châssis prouvent qu’elle a été découpée et qu’elle est donc un fragment d’une œuvre plus grande», insiste l’auteur de La Face cachée de «L’Origine du monde».

Surprise, sept ans plus tard, Bruno Mottin revient lui aussi sur ses déclarations. Il affirme, cette fois-ci, l’existence de bandes de tension non peintes, dans un second rapport du C2RMF dont les conclusions ont été publiées dans le catalogue de l’exposition Cet obscur objet du désir, présentée au printemps-été 2014 au Musée Courbet d’Ornans. Ce nouvel examen – lui aussi tout à fait surprenant – permet ainsi au C2RMF de rejoindre la position officielle du Musée d’Orsay: L’Origine du monde n’a pas été découpée.

Qui croire?

Historien d’art et auteur du livre L’Origine du monde – Histoire d’un tableau de Gustave Courbet, Thierry Savatier reconnaît que Mottin «a affirmé deux choses contradictoires en moins de sept ans». Interrogé sur l’enquête de Johan de la Monneraye, il souligne «qu’il ne trouve rien dans le livre qui puisse emporter le début d’une conviction». Dans un article publié sur son blog «Les Mauvaises fréquentations» le 10 février, il va beaucoup plus loin, n’hésitant pas à brocarder un «scénario à mi-chemin entre le Da Vinci Code et les Illuminati d’Anges et Démons de Dan Brown».

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Qui croire? Pourquoi le Musée d’Orsay refuse-t-il de réaliser un test comparatif des deux tableaux demandé par le propriétaire du «visage» de la «Joconde» d’Orsay? Pourquoi le Ministère de la culture s’oppose-t-il, de son côté, à une contre-expertise par le C2RMF de ce tableau présenté comme un fragment de L’Origine du monde? «La seule voie possible va être de passer devant le Tribunal administratif de façon à ce que la police scientifique réalise une analyse comparative des deux tableaux», soutient Johan de la Monneraye, en soulignant qu’à défaut d’achat par la France son tableau, estimé autour de 40 millions d’euros, partira très certainement à l’étranger. Si cette tête de femme est bien un fragment de l’œuvre de Courbet, le départ du tableau, à quelques mois des cérémonies du bicentenaire de la naissance du peintre prévues en 2019, ferait pour le moins désordre.