Au long de la semaine, «Le Temps» propose des bilans de l'année culturelle.

Avec son dernier coup d’éclat début décembre à Art Basel Miami (vendre 120 000 dollars une œuvre constituée d’une simple banane scotchée au mur), l’artiste italien Maurizio Cattelan, aidé de son fidèle lieutenant le galeriste Emmanuel Perrotin, a prouvé qu’il maniait toujours à la perfection l’art de la controverse, et son corollaire, la faculté à générer des avalanches de posts outrés ou admiratifs sur les réseaux sociaux.

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Son geste a ravivé les flammes de la tradition avant-gardiste, provocante, scandaleuse, drôle. Mais il y est parvenu pour un court instant seulement, un temps dont la brièveté sera selon toute vraisemblance à la mesure de l’appauvrissement de nos capacités attentionnelles. Ce geste ne saurait faire oublier que les choses se passent désormais ailleurs, et que ces jeux avec le marché – pour, contre ou sans opinion – ne font plus rire. Le monde de l’art est désormais plus fourmi que cigale.

Il y a dix ans, Isabelle Graw, théoricienne allemande et fondatrice de la revue Texte zur Kunst, évoquait dans son ouvrage High Price l’existence de deux marchés distincts de l’art, le marché de l’art commercial d’un côté et le marché de la connaissance de l’autre. Elle entendait par là toutes les pratiques historiques, expérimentales, ou basées sur de la recherche, et de fait, peu monnayables. Il semble que jamais ces deux marchés n’aient été aussi séparés que cette année.

Rémunération des artistes

Le marché va bien, aucun doute. L’installation à Genève, ces dernières années, de mastodontes que sont Gagosian ou Pace le montre aisément, à l’échelle de la Suisse romande. Mais cette réalité ne saurait en aucun cas résumer l’ensemble des recherches et des luttes qui agitent, dans d’autres sphères, un monde de l’art où les micro-gestes symboliques cèdent peu à peu la place à des formes d’action directe. La question de la rémunération des artistes, de l’égalité hommes-femmes, le combat pour la visibilité des minorités, comme la réflexion sur l’empreinte carbone sont désormais au cœur de la réflexion de nombreux artistes, mais aussi de groupes militants, relayés, parfois, par les institutions.

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Quelques exemples. Lancée en juin, l’initiative américaine Art/Museum Salary Transparency, incitant les travailleurs des musées du monde entier à rendre publiques leurs conditions salariales, a enregistré près de 700 déclarations en trois jours. Dans cette lignée d’une transparence radicale, le site français Documentations.art s’est fait connaître cette année par la publication d’une série d’enquêtes dénonçant des positionnements artistiques réactionnaires, des nominations abusives, ou des sponsorings toxiques.

A Genève, la Mobilisation des artistes s’est rebaptisée GARAGE (Groupe d’action pour la rémunération des artistes* à Genève) et ce groupe, dans la lignée de WAGE (Working Artists and the Greater Economy, créé en 2008), a lancé des discussions avec les pouvoirs publics et institutionnels. Il est difficile de prévoir ce que ces mouvements réussiront à obtenir, ou à transformer. Il est tout aussi difficile de mesurer ce que l’art peut, ou ne peut pas faire. Mais une chose est certaine: les inégalités se sont creusées aussi dans le monde de l’art. Et la situation est explosive.


Cinq expositions marquantes

«Anita Molinero – L’Ilot rouge», Musée des beaux-arts, La Chaux-de-Fonds

Encore peu vu en Suisse, le travail de la sculptrice française est influencé par la grande histoire de l’art, mais aussi par la science-fiction, le cinéma Z, ou la bande dessinée. A 66 ans, celle que l’on connaît pour ses sculptures de poubelles brûlées, produit une œuvre plus punk que jamais.


«Isa Genzken», Kunsthalle, Berne

D’abord minimal, puis baroque, le travail de Genzken s’est toujours élaboré à partir de la sculpture et de l’architecture. S’appuyant sur un ensemble de maquettes et de propositions pour l’espace public, l’exposition bernoise permettait de découvrir un pan peu connu et étrangement austère de l’œuvre de l’Allemande.

Isa Genzken, la curiosité d’une punk


«Jon Rafman – Dream Journal 2016-2017», Fri-Art, Fribourg

Né en 1981, Jon Rafman explore les recoins les plus cauchemardesques de l’imaginaire digital, dans un travail qui doit autant aux hallucinations de Jérôme Bosch qu’à l’art des millennials. Cette installation vidéo monumentale, dont l’animation 3D est bricolée, immerge scène après scène les spectateurs dans des paysages et des situations malsaines et absurdes: des visions parfaites de l’époque, délirantes et surchargées d’informations.


«Victor Papanek – The Politics of Design», Vitra Design Museum, Weil am Rhein

Première grande rétrospective de Papanek, cette importante exposition donne les clés de lecture de l’œuvre du designer, auteur, enseignant et activiste autrichien, exilé aux Etats-Unis. Son design à la fois politiquement et écologiquement engagé a remis au cœur de la discussion la question de la responsabilité sociale des designers.


«Fly Me to the Moon», Kunsthaus, Zurich

Comment célébrer dignement l’anniversaire du premier pas humain sur la Lune? En rappelant, comme cette exposition, que les liens entre les arts visuels et la recherche spatiale ne datent pas d’Apollo XI, et que l’imaginaire spatial peut lui aussi être relu à l’aune de questions à l’actualité brûlante, comme la décolonisation, ou les luttes féministes.

La tentation de l’espace