Vaste réseau de correspondances
Dans chacune de ces expositions, le visiteur découvre un univers spécifique, traité selon un angle particulier. L’exposition du Mudac (Musée cantonal de design et d’arts appliqués contemporains), Rencontrons-nous à la gare, est construite à partir du décor d’un roman de gare rédigé pour l’occasion par trois écrivains vaudois. Photo Elysée propose avec Destins croisés un parcours extrêmement foisonnant, à l’image des collections abondantes abritées par l’institution, et ponctué de percées dégageant des perspectives d’une section à l’autre. Le MCBA (Musée cantonal des beaux-arts) explore dans Voyages imaginaires différentes facettes de l’imaginaire artistique du train dans un ensemble plus linéaire et épuré.
On retrouve, chaque fois, un mélange constant de médiums: on verra donc des peintures à Photo Elysée, des films et un modèle ferroviaire réduit au MCBA, et des photographies au Mudac, entre autres. D’une institution à l’autre, les œuvres et les thèmes se font écho et se répondent, reliant le tout dans un vaste réseau de correspondances sémantiques et visuelles. Ainsi conçu, le projet développe magnifiquement la transversalité entre les trois musées, sans trahir l’identité et la spécificité de chacun d’eux. Esquissons une traversée au cœur de la poésie de ce monde ferroviaire.
Les malles doivent être préparées en vue du voyage. Elles évoquent, en réduction, la vie du passager, celle d’un écrivain peut-être, comme le suggère une Malle-bibliothèque idéale, conçue dans les années 1940 par la marque Louis Vuitton. Plus tard, les valises s’ouvriront. Elles nous raconteront des histoires, révélant les goûts et le caractère de leurs propriétaires. Elles dévoileront, dans le parcours du Mudac élaboré par Marco Costantini, des villes imaginaires et colorées – les cités miniatures de Yin Xiuzhen –, ou des objets évoquant le passé de réfugiés de guerre, dans la série Baggage de l’artiste syrien Mohamad Hafez.
Tourbillon de formes et de couleurs
Le train va partir. La foule se presse. Dans la frénésie du hall de la gare, les regards se croisent pour un instant furtif, tout comme les 40 petites locomotives agencées sur les rails de l’installation murale Eye contact de JR, dont le mouvement dessine brièvement un œil, bientôt disparu.
Les voyageurs ont gagné leur place. Bercés par le roulis du wagon, ils laissent leurs pensées vagabonder au fil des paysages. C’est le visage rêveur de Michiko on her Way to Town, dans l’objectif de Werner Bischof, ou celui, scrutateur, de Nan Goldin dans un autoportrait. Appuyés contre la vitre, certains, captés par Henri Cartier-Bresson, Marc Riboud, Nicolas Bouvier ou un autre photographe choisi par le conservateur de Photo Elysée Marc Donnadieu, se sont abandonnés au sommeil, devenus soudain vulnérables.
La locomotive est lancée. Image de la puissance des mécanismes ferroviaires, la roue et ses éclats argentés font l’objet d’éloges artistiques, dans une toile de Kupka par exemple, ou dans le film d’Abel Gance, justement intitulé La Roue. Mais elle évoque bientôt aussi un système qui asservit et broie l’être humain.
Le train siffle, il accélère, transperçant villes et campagnes. Sa silhouette noire, environnée de fumée ou floutée par la vitesse, fascine aussi bien les peintres que les photographes et les cinéastes. L’Américain Alfred Stieglitz par exemple, ou plus encore les futuristes italiens, dont l’exposition du MCBA, placée sous le commissariat de Camille Lévêque-Claudet, présente de beaux exemples issus de la main de Gino Severini, d’Umberto Boccioni ou encore de Benedetta Cappa, épouse de Marinetti. Le train lancé à pleine allure se prête à une décomposition dynamique du motif et de l’espace, à un tourbillon prodigieux de formes et de couleurs, à l’exaltation puissante de la modernité.
Décor ferroviaire onirique
Théâtre d’idylles naissantes, de retrouvailles ou de séparations, le train se colore tour à tour d’un parfum de séduction, de beauté ou de drame. On pense bien sûr à d’innombrables scènes de film, évoquées ici ou là par le biais d’affiches ou d’extraits. Une toile étonnante de Paul Delvaux, peintre constamment inspiré par l’univers du train et du chemin de fer, reprend la typologie renaissante et classique du nu féminin allongé en l’intégrant à un décor ferroviaire onirique qui en accentue l’érotisme froid. On aura la chance de voir réunies plusieurs peintures importantes de l’artiste belge.
Le voyage se fait silencieux. Ce sont les silences déserts d’Edward Hopper dans Approaching a City ou Railroad Crossing, qui ont traversé l’Atlantique pour l’occasion. Ce sont les silences énigmatiques des peintures «métaphysiques» de Giorgio de Chirico, silences que les trains, placés à l’avant ou à l’arrière-plan, ne troublent pas, évoquant plutôt un voyage intérieur, un sentiment d’exil, ou plus simplement le père de l’artiste, qui était ingénieur ferroviaire.
Comme le passager d’un train, dont l’esprit ne pourra saisir que certaines images parmi l’infinité de celles qui défilent sous ses yeux, le visiteur s’arrêtera, au gré de ses élans et de ses inspirations, devant quelques-unes de l’impressionnante réunion d’œuvres offertes à son regard. E. d. H.
Trois musées, trois œuvres
Le Temps a demandé aux trois commissaires de l’exposition Train Zug Treno Tren de sélectionner et commenter chacun une œuvre présentée dans leurs musées respectifs.
«La Roue» d’Abel Gance (1923), par Marc Donnadieu, Photo Elysée
«Sur le tournage de La Roue, Abel Gance avait comme assistant réalisateur Blaise Cendrars, qui en a également fait le making-of. En plus d’avoir été réalisé par un écrivain, ce making-of est d’ailleurs peut-être le premier de l’histoire. Ont également travaillé sur ce film le peintre Fernand Léger et le compositeur Arthur Honegger, qui pour l’occasion a écrit un morceau symphonique dédié à la locomotive Pacific 231, un objet de design ferroviaire absolument exceptionnel. La Roue est un grand mélodrame ferroviaire et social, c’est un film qui parle de la vie des cheminots, d’un conducteur et d’un mécanicien. En termes de langage cinématographique et esthétique, c’est une œuvre avec des innovations incroyables, que toutes les avant-gardes ont saluée. Jean Cocteau disait qu’il y a un avant et un après La Roue comme il y a un avant et un après Picasso.»
«Signal (stop)» de Takis (1974), par Marco Costantini, Mudac
«J’ai choisi l’ensemble des sculptures de Takis, qui datent des années 1960-1970 et ont été réalisées à partir d’éléments récupérés de chemins de fer et de locomotives. Takis est parti d’éléments de design utilitaire qu’il a recyclés et transformés pour en faire des sculptures cinétiques qui ont conservé ce côté industriel, très mécanique, des pièces manufacturées. Il a appelé ses sculptures «signaux», et c’est pour cela qu’on les a mises devant la fenêtre: on ne fait finalement plus vraiment la différence entre les vrais signaux qu’il y a au-dehors et cette réinterprétation par un artiste. Ces sculptures, qui ouvrent l’exposition, montrent comment le design participe à tous les champs de la création. Takis est le premier artiste à avoir créé des sculptures en mouvement qui font du bruit, comme le train fait du bruit.»
«Approaching a City» d’Edward Hopper (1946), par Camille Lévêque-Claudet, MCBA
«Ce tableau, c’est le train résumé par son infrastructure, deux rails et un tunnel. Si on remonte dans la tradition de la peinture de gare, on trouve des halls, des trains qui partent, des rencontres. Là, on a uniquement ces rails, qui sont à la fois si proches des habitations et si loin; il y a un côté extrêmement cinématographique. On est dans l’attente du train, on a une scène dans laquelle il ne se passe rien. Il y a un silence, une fixité. Au second plan, on voit une maison à corniche caractéristique des années 1920-1930, et un bâtiment industriel qui semble à l’arrêt. On est presque dans l’anticipation, il y a un côté ville abandonnée. Et il y a cet incroyable mur blanc, qui occupe une part important du tableau et évoque une communication rompue, de même que le trou noir, qui mène vers les entrailles de la ville, donne l’impression d’aller vers le vide et l’inconnu.»
Propos recueillis par S. G.
Train Zug Treno Tren, Plateforme 10, Lausanne, jusqu’au 25 septembre. Trois catalogues d'exposition, aussi disponibles sous coffret, sont disponibles aux éditions Noir sur Blanc.