Art
Moins présentes dans les grandes collections que les artistes hommes, les femmes œuvrant dans l’art brut sont de plus en plus mises en lumière, notamment au Kunstforum de Vienne

Faut-il y voir une lointaine incidence du mouvement #MeToo dans le champ des arts plastiques? Ou une prise de conscience – tardive – de la situation de soumission faite aux femmes? Depuis un an, les expositions dédiées aux femmes artistes «brutes», qui transgressent les normes sociales et les canons esthétiques académiques, se multiplient en tout cas en Europe. Au printemps 2018, le Musée visionnaire de Zurich a ouvert le bal avec une exposition intitulée Women Outsider. A Bruxelles, Art et marges lui a emboîté le pas à l’automne-hiver, avec Les femmes dans l’art brut. A suivi Palma de Majorque, puis Vienne en ce printemps 2019, avec Flying High. Femmes artistes de l’art brut au Kunstforum Wien. Fin mars, enfin, une exposition monographique dédiée à l’artiste brute suisse Emma Kunz ainsi qu’à ses dessins a ouvert ses portes à la Serpentine Gallery de Londres.
Ces expositions mettent en évidence le fait que la situation des femmes artistes «brutes» n’est pas beaucoup plus reluisante que celle de leurs homologues mainstream. En 2015, 12% des expositions du MET (Metropolitan Museum of Art) new-yorkais étaient consacrées à des femmes, contre 25% des rétrospectives organisées par la Tate Modern de Londres. A Paris, au Centre Pompidou, les collections du Musée national d’art moderne ne renferment que 17,7% d’artistes femmes.
«Je me contente d’errer»
Même topo, ou presque, dans le petit monde de l’art brut. A la Collection Prinzhorn, à Heildelberg (Allemagne), on dénombre 20% d’artistes femmes, soit autant que dans les réserves de la Collection de l’art brut. «Sur 425 auteur(e)s, 82 sont des femmes», précise Sarah Lombardi, la directrice de l’institution lausannoise, visiblement surprise par ce décompte. «Alors que les femmes étaient très nombreuses dans les hôpitaux psychiatriques», observe Barbara Safarova. «Il était probablement plus difficile pour les femmes que pour les hommes de se procurer du matériel de dessin ou de peinture», poursuit, en guise d’explication, la présidente de l’association ABCD (Art brut, connaissances & diffusion) dans un texte écrit pour le catalogue de l’exposition viennoise Flying High. «Si j’avais été un homme, j’aurais probablement créé une œuvre. Mais, comme je suis – et je n’aurais pas voulu être quelqu’un d’autre – je me contente d’errer», écrivait l’artiste brute Unica Zürn (1916-1970), la compagne de Hans Bellmer, qui passa les dix dernières années de sa vie enfermée dans un hôpital psychiatrique.
Pour Sarah Lombardi, cette sous-représentation des artistes du beau sexe au sein des musées d’art brut tiendrait au fait que celles-ci, longtemps exclues de la pratique de l’art, ne se sentaient pas légitimes à exercer une activité artistique. Jane Ruffié n’écrivait-elle pas à Jean Dubuffet «Je ne suis rien qu’un crayon et une main»?
Contes de fées
Qu’est-ce qui distingue, d’un point de vue iconographique, les œuvres d’art brut féminines de leurs homologues masculines? Pas de scènes de guerre, ni d’armes, ni de moyens de locomotion (trains, avions, voitures qui percent l’espace), ni d’éloge de la vitesse ou du progrès technique qui fleurissent, en revanche, chez les travaux masculins. Pas de jeux ou de jouets, et peu d’œuvres à teneur sexuelle. Quand les artistes bruts mâles s’appliquent à créer des machineries et architectures utopiques complexes, des mondes visionnaires fantastiques et exposent, sans trop de pudeur, leurs obsessions sexuelles, les femmes préfèrent célébrer, crayons, pinceaux et stylos à l’appui, la vie qui va avec une certaine inclination pour l’univers des contes de fées. A l’image de la Vaudoise Aloïse (1886-1964), qui met en scène tout un petit monde de princes charmants, de rois, de princesses et de reines à la poitrine nue et aux cheveux au vent, filant de belles histoires d’amour. Ces femmes figurent aussi volontiers des paysages labyrinthiques peuplés de petits personnages, répétés de manière obsessionnelle.
Certains supports sont omniprésents chez les artistes femmes. Le textile, tout particulièrement, qu’elles utilisent en détournant leurs travaux d’aiguille (crochet, broderie, couture) pour créer. C’est le cas notamment de la Française Jeanne Tripier (1869-1944), dont les broderies ou les ouvrages tricotés au crochet renfermeraient, selon elle, la quintessence de ses révélations médiumniques. Ou de sa compatriote Marie-Rose Lortet (née en 1945), célébrée pour ses travaux textiles, réseaux inextricables de fils et de nœuds, peuplés de masques, tantôt souriants, tantôt inquiétants. Peu de sculptures et d’environnements d’art brut, en revanche, chez ces créatrices femmes, peu de «bâtisseuses de l’imaginaire», pointe Martine Lusardy, la directrice de la Halle Saint-Pierre, à Paris.
Transe et émancipation
Autre singularité, la surreprésentation des artistes femmes spirites ou médiums dans les musées d’art brut. Ainsi de la Parisienne Laure Pigeon (1882-1965), qui trace des figures abstraites à l’encre bleue ou noire, insérées dans un système de lacis complexe duquel émerge une multitude de prénoms, dont celui de son mari. La Toulousaine Jane Ruffié (1887-1963) est de son côté devenue spirite en 1913, après la disparition de son fils, avec lequel elle cherchait à établir une communication, retranscrivant ses échanges avec lui sous la forme de dessins et de peintures. Citons aussi la Française Henriette Zéphir (1920-2012), les Britanniques Madge Gill (1882-1961) et Georgiana Houghton (1814-1884) ou encore la Polonaise Jeanne Natalie Wintsch (1871-1944).
Ces artistes spirites, note Sarah Lombardi, semblent vouloir déléguer la paternité de leur œuvre à une entité étrangère pour mieux se dissimuler. «Quand un certain nombre de conventions et de filtres normatifs – notamment ceux liés au patriarcat et à la phallocratie – tombent, cela libère des inspirations plus typiquement féminines. Les expériences spirites notamment, analyse le galeriste Christian Berst, qui touchent sans doute plus les femmes, qui étaient plus emprisonnées, que les hommes. Elles subissaient un double carcan social et culturel, et à l’intérieur de celui-ci il y avait un verrou supplémentaire qui fait qu’elles étaient considérées comme le sexe faible.»
Lorsque les médiums femmes sont en transe, elles ne se laissent alors plus réduire au silence et parlent de choses dont elles ne pourraient pas parler en tant que femmes «normales»: égalité, droit de vote, emploi, pointe Barbara Safarova. Autrement dit d’émancipation, mais aussi de la vie. C’est un vibrant hymne à la vie, à l’intuition, au sentiment, à l’accueil et à la gratuité, à la coopération et à la générosité que nous chantent ces femmes.
Hommage aux marginales parmi les marginaux
Le Kunstforum de Vienne offre aux visiteurs un magistral panorama de la création brute au féminin en prenant appui sur les grandes collections historiques
Ingried Brugger et Hannah Rieger, les commissaires de l’exposition Flying High. Femmes artistes de l’art brut, n’ont pas lésiné. Elles ont réuni 316 œuvres de 93 femmes artistes issues de 21 pays, présentées à travers le prisme des grandes collections d’art brut historiques. La Collection Prinzhorn, à Heildelberg, ouvre le bal avec une sélection de pépites comme ces flamboyantes œuvres d’Else Blankenhorn (1873-1920), dont son Cavalier rouge de 1917 se dressant, impétueux, sur un ciel rouge sang. Suit un très bel ensemble prêté par la Collection de l’art brut de Lausanne: quelques énigmatiques dessins à l’encre bleue de Laure Pigeon d’une grande force poétique et de délicates œuvres de Jeanne Tripier.
Le parcours se poursuit par une présentation de la donation de l’Aracine (conservée au LaM – Lille Métropole Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut) qui révèle quelques-uns de ses trésors, comme ces délicats dessins de Thérèse Bonnelalbay figurant de petits personnages qui gambadent dans des forêts anthropomorphes. Et un ultime coup de chapeau à autre ensemble historique, celui du psychiatre bernois Walter Morgenthaler, qui fut médecin-chef à l’hôpital psychiatrique cantonal Waldau de Berne.
Classiques et découvertes
On retrouve, à Vienne, tous les grands classiques de l’art brut, comme la Britannique Madge Gill et ses autoportraits fondus dans des décors imaginaires, la Vaudoise Aloïse Corbaz et ses charnelles figures féminines aux iris bleu magnétique, la Chinoise Guo Fengyi (1942-2010), célébrée pour ses figures ancestrales ou divines aux visages féeriques ou monstrueux, ou encore l’Américaine Judith Scott (1943-2005) et ses fétiches magiques faits de fils de laine ou de coton multicolores. Aux côtés de ces grands noms de l’art brut, le visiteur découvre, avec plaisir, des dizaines d’artistes femmes peu ou pas connues comme la Japonaise Megumi Otori (née en 1994), qui crée des formes joyeuses et colorées qui rappellent la série des Mires de Jean Dubuffet, ou l’Autrichienne Laila Bachtiar (née en 1971) qui exécute, à l’atelier Gugging aux portes de Vienne, des dessins envoûtants d’arbres, d’animaux ou d’humains en trois dimensions.
Flying High. Femmes artistes de l’art brut, Kunstforum, Vienne, jusqu’au 23 juin.