L’envolée de l’art brut
Marché
L’ouverture de nouveaux musées et la multiplication des expositions qui lui sont dédiées ont contribué à éveiller l’intérêt des collectionneurs pour l’art brut. Résultat? Les prix des valeurs établies enregistrent une progression soutenue depuis une dizaine d’années

«Il n’y a pas plus d’art des fous que d’art des dyspeptiques ou des malades du genou», écrivait Jean Dubuffet dans une plaquette, L’Art brut préféré aux arts culturels, véritable brûlot contre la culture occidentale dominante. Il y déclarait sa sympathie envers tous «ses camarades plus ou moins coiffés des grelots». Cette charge est publiée en 1949, quatre ans après son premier voyage en Suisse, durant l’été 1945, à la recherche d’objets «relevant de l’art brut». Durant son séjour, l’artiste visitera plusieurs hôpitaux psychiatriques.
A Berne, le docteur Walter Morgenthaler, figure marquante de la reconnaissance de l’art des fous, lui présente les dessins de son ancien patient Adolf Wölfli. A Gimel-sur-Morges, à l’asile de La Rosière, il découvre la cosmogonie personnelle d’Aloïse, peuplée de princes, princesses et autres héroïnes. Trente et un ans après ce voyage, c’est en Suisse, en février 1976, où a commencé l’aventure, qu’est inaugurée la Collection de l’art brut. L’institution lausannoise héberge aujourd’hui les milliers de pièces de la collection Dubuffet.
Une bouffée d’oxygène
Dans le sillage de la création de ce musée pas comme les autres est né le marché de l’art brut. Une des premières galeries spécialisées, l’Atelier Jacob, avait ouvert ses portes à Paris, en 1972 déjà. Son fondateur, Alain Bourbonnais, un architecte et collectionneur amateur d’art populaire, ne vend alors presque rien, la spécialité suscitant très peu d’intérêt. Aux Etats-Unis, quelques galeristes – Phyllis Kind, Cavin Morris et Ricco Maresca – commencent à montrer de l’art brut, dans les années 1980, aux côtés d’œuvres d’artistes modernes ou contemporains.
A lire aussi: Un voyage en pays imaginaire
Qu’est-ce qui fait la spécificité de l’artiste brut? Familier de ces créateurs, le critique d’art, auteur et commissaire d’exposition Laurent Danchin soulignait, avant tout, leur désintéressement total. «C’est un art où l’individu se met au service de sa création sans aucune autre considération, expliquait-il en 2006, dans la revue Artension. C’est un art de l’extrême, qui touche le fond, il est lié au dénuement et à une sorte de gratuité ou de détachement qui est une bouffée d’oxygène au sein de cette société de consommation», poursuivait cet homme passionné, décédé en début d’année.
Ecartées des salons d’art moderne et contemporain, les œuvres de ces artistes marginaux trouvent refuge, à partir de 1993, dans une foire annuelle spécialisée, l’International Outsider Art Fair. Celle-ci réunit, pêle-mêle – contribuant ainsi à créer une certaine confusion – art brut, Folk Art profane et religieux, art asilaire et art des autodidactes.
En Europe, une poignée de galeristes commencent à s’intéresser à cette forme d’expression. Les précurseurs se nomment Alphonse Chave puis Pierre Chave à Vence, Nico van der Endt (Galerie Hamer) à Amsterdam, Susanne Zander à Cologne, Jean-Pierre Ritsch-Fisch à Strasbourg, Christian Berst à Paris et Jean-David Mermod à Lausanne. «Quand j’ai ouvert ma première galerie, en 2005 à Paris, le marché était plus qu’embryonnaire, explique Christian Berst. Les milieux de l’art étaient dépourvus de connaissances dans ce domaine. Les collectionneurs se limitaient à un petit réseau international d’aficionados.»
Intérêt des galeristes
Ces douze dernières années, le paysage économico-culturel de l’art brut a considérablement changé. La réouverture en 2010 du LaM, le musée d’art moderne de Lille-Villeneuve d’Ascq, fort de la plus importante collection d’art brut de France, a contribué à éveiller l’intérêt pour la spécialité et aiguisé l’appétit des collectionneurs. Depuis, une demi-douzaine de musées spécialisés ont ouvert leurs portes en Europe: la collection Treger-Saint Silvestre à l’Oliva Creative Factory à João de Madeira près de Porto, l’Outsider Art Museum à Amsterdam, l’Atelier-Musée à Montpellier, et le Musée visionnaire à Zurich.
Tous les clignotants de l’art brut sont désormais au vert: multiplication des publications et des expositions dédiées à l’art brut, progression de la fréquentation des espaces qui lui sont consacrés, ouverture à Paris d’une foire spécialisée, l’Outsider Art Fair, et envolée des prix sur le marché de l’art. Une envolée soutenue par l’intérêt de plus en plus prononcé des galeries mainstream mais aussi des auctioneers, qui intègrent plus fréquemment des œuvres d’art brut dans leurs ventes d’art moderne ou contemporain.
Lire également: La bonne santé du marché de la peinture aborigène
Aujourd’hui, les artistes les plus cotés sont les Américains Henry Darger (1892-1973) et Bill Traylor (1854-1947), les Suisses Adolf Wölfli (1864-1930) et Louis Soutter (1871-1942), le Mexicain Martin Ramirez (1895-1963) et le Lituanien Friedrich Schröder-Sonnenstern (1892-1982). Leurs plus belles pièces peuvent atteindre 150 000 à 400 000 euros. Voire plus. Une grande aquarelle de Darger s’est envolée à 500 000 euros en décembre 2014 chez Christie’s Paris. Cinq ans plus tôt, ses œuvres ne dépassaient pas les 100 à 150 000 euros aux enchères. Un petit dessin de Bill Traylor est parti à 219 000 euros en janvier 2014 à New York chez Sotheby’s, alors que ceux-ci ne dépassaient pas les 80 000 euros il y a vingt ans.
Des marges au centre du jeu
De nos jours, il est devenu difficile de trouver une peinture au doigt de Soutter à moins de 200 000 euros, un beau Carlo Zinelli ou un grand Alexandre Pavlovitch Lobanov à moins de 25 000 euros, alors que la cote de ce dernier ne dépassait pas 3000 euros il y a douze ans. «Les prix ont peu progressé pour bon nombre d’artistes, à l’exception de ceux qui sont tombés dans le système commercial, soutient, de son côté, le galeriste Pierre Chave. Système qui privilégie les œuvres témoignant d’une «passion intense de l’artiste, celles qui se rapprochent de la magie ou du surnaturel».
Lire aussi: Les écrits de l’art brut, sortis du silence
Il propose, dans sa galerie de Vence, des œuvres de Jean-François Ozenda (1923-1976) entre 500 et 5000 euros, des gouaches et dessins d’Eugène Gabritschevsky (1893-1979) entre 1000 euros et 10 000 euros, et des œuvres de Jules Godi (1902-1986), dont le pinceau a été conduit par son pendule de radiesthésiste, entre 2000 et 3000 euros.
«C’est un domaine dans lequel on peut se faire extrêmement plaisir pour moins de 1000 euros», souligne Jean-David Mermod, qui vend, à Lausanne, des petits dessins de Michel Nedjar (né en 1947) à 500 euros, des personnages hiératiques d’Oswald Tschirtner (1920-2007) à moins de 1000 euros et des œuvres colorées et pleines de joie de vivre de Helmut (né en 1945) à 1500 euros. Christian Berst propose, lui, des œuvres de José Manuel Egea (né en 1988) entre 2000 et 6000 euros. Mais pour de grands formats de Dan Miller (né en 1961) jouant sur les lettres et les mots, comptez au minimum 18 000 euros.
«L’art brut, longtemps confiné dans les marges, commence à être replacé au centre du jeu. Ces productions artistiques ne sont-elles pas l’apogée de l’art? s’interroge Christian Berst. N’est-ce pas là, dans cette volonté de se désencombrer du souhait de plaire et de trouver un public, dans cette invitation à faire un pas de côté, que réside la plus haute fonction de l’art?»