Reportage
Accueillant des boursiers depuis les années 1970, l’institut de la capitale italienne œuvre à la rencontre de domaines qui ne se côtoient que rarement dans la vie de tous les jours

Effectuer une résidence à l’Institut suisse de Rome, c’est un peu comme une séance de rattrapage de l’armée suisse. Ici, Tessinois, Alémaniques et Romands se côtoient. Ils sont artistes contemporains ou viennent des sciences humaines. Chaque année, douze résidents – six artistes et six scientifiques – partagent des repas quotidiens et vivent ensemble de septembre à juin afin de briser les stéréotypes qu’ils pourraient avoir les uns sur les autres. Installé à quelques centaines de mètres de la villa Médicis, son pendant français, l’institut est né d’un don de la famille tessinoise Maraini, d’anciens magnats de l’industrie sucrière, en 1947. Construite au début du XXe siècle, cette maison au style éclectique jouit du deuxième point de vue le plus haut de Rome après le Saint-Siège.
La volée 2018 a vu l’italien s’imposer comme lingua franca. Conséquence notamment des cours de langue offerts aux résidents, tous établis en Suisse. Dans son imposant jardin, les techniciens s’affairent pour mettre en place les installations des heureux élus. Au programme, deux cafés philosophiques organisés par Johan Rochel sur le thème de l’art réalisé par des robots, et par Stève Bobillier, docteur en philosophie et spécialiste de l’œuvre de Pierre de Jean Olivi, un philosophe religieux du XIIIe siècle. Hasard des destins, les deux Valaisans étaient au collège ensemble à Saint-Maurice, il y a une quinzaine d’années.
Le fait de faire vivre ensemble des gens qui ne se fréquenteraient pas dans la vie de tous les jours leur permet d’élargir leurs horizons
Une fois les discussions terminées, c’est au tour de Sabrina Fusetti, archéologue de formation, de parler des fouilles auxquelles elle a pris part en Sicile, sur le site de Monte Iato. Signe de la complicité qui se développe entre les boursiers, elle est devenue la marraine d’un des jumeaux de Stève, nés pendant la résidence.
La Suisse et le Vatican
A la tête de l’institut depuis deux ans, Joëlle Comé, ancienne responsable du Service cantonal de la culture de Genève, n’est pas surprise: «Le fait de faire vivre ensemble des gens qui ne se fréquenteraient pas dans la vie de tous les jours leur permet d’élargir leurs horizons et de créer des liens très forts.» L’arrivée de cette manageuse culturelle en 2016 a permis de donner un coup de jeune à l’institution. Signe de changement des temps, une longue table entoure l’institut. A la demande des boursiers, une association kurde et une autre composée de migrants ont remplacé les serveurs en livrée blanche pour servir les repas.
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Hasard des postulations, trois historiens et théologiens ont été sélectionnés cette année. L’un d’entre eux, le docteur Lorenzo Planzi, étudie les relations entre le Saint-Siège et la Suisse entre 1870 et 1914, lors de la période dite du «Kulturkampf» et la rupture des relations diplomatiques entre la Suisse et le Vatican. «Les archives auxquelles j’ai eu accès sont fascinantes. Les envoyés du pape en Suisse s’exprimaient en code. La Suisse était le Duché et le Vatican la bibliothèque», s’amuse ce jeune homme au visage rond. Pour son collègue Christian Schneider, c’est en revanche le népotisme qui régnait dans l’Eglise (avec à sa tête le pape Clément XIII et ses prédécesseurs) qui occupe ses journées. Avec Stève Bobillier, ils partagent une fascination pour le pape François. «C’est le hasard des calendriers, s’amuse la directrice. L’année prochaine, le thème principal sera plutôt les cultures LGBT et queer…»
Un pays jeune et dynamique
Autre cheval de bataille de l’institut, la transdisciplinarité. Le 20 mai dernier, à l’occasion de la Journée mondiale des abeilles, un colloque a été organisé sur leur disparition par l’artiste Nives Widauer. Alors que plusieurs séminaires scientifiques se penchaient sur les conséquences qui mènent à leur extinction, Widauer s’est concentré sur le travail de Gian Lorenzo Bernini (1598-1680), qui a sculpté des abeilles un peu partout dans la ville. Tout en regardant vers le passé, l’institut tente également de se projeter dans le futur à travers de nombreux partenariats avec les universités et hautes écoles suisses. Parmi ces summer school (écoles d’été), l’ArtLab de l’EPFL (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne) et la HEAD (Haute Ecole d’art et de design de Genève).
Plus récemment, ce sont des étudiants de l’EPF de Zurich qui sont venus construire une charpente en bois entièrement dessinée par des outils robotisés. Sorte de squelette de dinosaure, cette sculpture trône au bout du jardin. Pour Samuel Gross, le curateur artistique de l’institut, cela résume leur mission: «Donner une autre image de la Suisse aux Italiens. Une image jeune et dynamique.»
Alors que pour de nombreux visiteurs l’heure est au repas, Michelle Steinbeck écrit de manière instantanée au moyen d’un écran connecté à son ordinateur. «Les hipsters s’assoient dans l’herbe», peut-on lire en passant devant sa table. Des curieux suivent attentivement les mains de la jeune auteure qui pianotent savamment sur le clavier de son fidèle instrument de travail.
A quelques mètres de là, peu avant 20h, une femme munie de pinces de homard en plastique attachées à ses bras tente de se saisir de coupes de champagne. Devant un public étonné mais attentif, elle chante chacune de ses actions tout en effectuant des pas de danse. C’est l’œuvre d’Elise Lammer et de Martina-Sofie Wildberger. La première est curatrice à l’espace bâlois Salts, mais également chargée d’enseignement à la HEAD; la seconde est performeuse et artiste. «Nous avons voulu abolir la hiérarchie entre le public et les auteurs. Nous avons choisi différents endroits de l’institut afin que le public puisse s’emparer du lieu», explique Elise Lammer.
Gommer les préjugés
Intéressée par la prise de parole en public et l’effet des discours, Martina-Sofie Wildberger travaillera, elle, sur cinq mots. Répétant à l’infini «je veux, je veux dire» dans la langue de Shakespeare, elle tente de faire réfléchir le spectateur. L’une des vertus de cette résidence est sans doute d’avoir permis de faire disparaître certains préjugés entre les branches artistiques et scientifiques. «Ils ont certainement découvert la précarité dans laquelle nous vivons en tant qu’artistes», explique Elise Lammer. Quant à Johan Rochel, initiateur de salons mensuels où un artiste et un scientifique présentaient ensemble leur travail, il ajoute: «Dorénavant, je pense toujours à inclure un aspect artistique dans mes projets; mais c’est vrai que nous appartenons à des mondes qui fonctionnent très différemment.»
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Il est 22h et la fête bat son plein. Très populaire auprès des Romains, le jardin de l’institut est rempli. L’artiste alémano-sicilien Miro Caltagirone démarre son concert. Accompagnée de deux claviers et d’une batterie, sa voix s’élève dans les airs. La soirée ne fait que commencer.
Michelle Steinbeck, écrivaine nocturne
Sensation de la littérature alémanique, Michelle Steinbeck a rejoint l’Institut suisse de Rome après avoir écrit son premier livre à 25 ans. Intitulé Mein Vater war ein Mann an Land und im Wasser ein Walfisch (littéralement «mon père était un homme sur terre et une baleine dans l’eau»), il a été nommé pour plusieurs prix littéraires outre-Sarine. Si la rédactrice en chef du magazine culturel de la Rote Fabrik habite aujourd’hui à Bâle, elle ne cache pas son enthousiasme au sujet de la Ville éternelle. «Après le fait d’écrire un livre, c’est un deuxième rêve que j’ai réalisé en venant ici», sourit-elle. Ne perdant pas son temps, elle a profité de cette année pour publier un recueil de poèmes et prépare deux nouveaux projets littéraires, dont une pièce de théâtre.
«Le fait d’être loin de mon cercle social et dans un cadre idyllique pour travailler m’a permis d’être plus productive que jamais», explique Michelle Steinbeck. Elle confie avoir troqué son lit pour un atelier sur le toit et une vue à couper le souffle sur la capitale italienne, et avoir profité de ses rencontres avec des personnes qu’elle n’aurait pas forcément rencontrées en dehors pour nourrir son inspiration. «Nous sommes tous très différents. Le plus dur a été de les convaincre que je n’écrivais pas sur eux. Enfin, pas de la façon dont ils l’entendaient», s’amuse-t-elle. Chaque jour, la jeune femme fait le point sur les notes prises au moyen de son smartphone, allant de constats philosophiques à de simples impressions. Plus efficace la nuit, elle se rappelle que son mode de fonctionnement a d’abord surpris ses collègues scientifiques, plus rigoureux sur les horaires.
Johan Rochel, penseur éthique
Après un séjour de quatre mois à Tokyo dans le cadre de ses recherches sur l’éthique de l’innovation, Johan Rochel a décidé de faire ses valises avec toute sa famille pour Rome. Véritable touche-à-tout, cet ancien fer de lance de l’organisation Foraus, aujourd’hui impliqué dans le nouveau projet de Constitution du Valais, se félicite de son séjour romain. «Ça m’a permis de renouer avec mes racines en apprenant l’italien. Mon grand-père vient de Domodossola», explique-t-il. Ce philosophe du droit, père de deux enfants, a pu profiter avec sa compagne de l’un des deux appartements mis à disposition par l’institut pour les boursiers.
«Ici, tout est fait pour optimiser son temps de travail. Il n’y a aucune perte de temps dans les déplacements. C’est un espace protégé pour bosser. On te fait à manger, tu as une bibliothèque à disposition. Souvent, je travaillais le matin et le soir et nous allions découvrir Rome pendant l’après-midi.» S’il avoue avoir été parfois déçu de l’absence d’une collaboration plus étroite entre artistes et scientifiques, Johan Rochel se rappelle avoir relu des textes du peintre Mathis Gasser, qui travaille sur la science-fiction. Post-doctorant, il se doit de produire le plus d’articles possible. Environ cinq en l’espace d’un an et demi. Une phase qu’il confie être «délicate, car pleine d’incertitudes». Son sujet de prédilection reste le même: comment assurer un juste partage de l’innovation dans le monde. Afin de l’explorer, il a également monté un laboratoire d’éthique de l’innovation baptisé Ethix.