«Marc, viens vite, il y a quelqu’un en pleurs devant un de tes tableaux et qui veut absolument te voir!» Biennale de Venise, 2003. L’œuvre que le plasticien Marc Ash expose cette année, c’est Tous ensemble, une collection de 60 pièces autour de l’Holocauste, peintures, sculptures et installations engagées sur l’histoire et la mémoire, et le tableau qui fait pleurer cette visiteuse s’intitule Zyklon B.

Marc Ash n’est pas loin et suit la gardienne de la salle, pour rencontrer une femme habillée comme un bonbon acidulé, couleurs pastel de partout, et secouée de sanglots. «Vous avez demandé à voir l’artiste? C’est moi.» «Cela ne peut pas être vous, vous êtes trop jeune!» Marc Ash sort le catalogue qui reproduit le visage des artistes invités à la Biennale. «Mais si, regardez.» La vieille dame tombe alors dans ses bras. «C’est extraordinaire, je suis tellement remuée. Revenez demain, j’aurai quelque chose pour vous.»

Des rencontres extraordinaires

Marc Ash revient donc le jour d’après. Et c’est un somptueux bateau Riva qui vient le chercher sur les bords du Grand Canal. La spectatrice chamboulée qui ne lui avait pas donné son nom n’est autre que la présidente du conseil d’administration de la Peggy Guggenheim Collection de Venise et présidente de la Fondation Guggenheim à New York, la Canadienne Posy Feick. «Votre travail ne peut pas rester seulement à Venise, je vais vous aider à le montrer.» Elle le convie quelques jours plus tard et le présente aux membres du conseil de la fondation, qui avaient leur rendez-vous annuel. La globe-trotteuse férue d’art contemporain tient parole, elle l’héberge chez elle lorsqu’il vient à l’automne à New York se présenter au Musée Guggenheim, et deviendra même une amie de l’artiste. Grâce à elle, Tous ensemble ira ensuite à Toronto, Montréal, Mexico, et Miami dans le cadre d’Art Basel. L’exposition itinérante est parfois convoquée à des fins pédagogiques dans certains pays. C’est la première œuvre du plasticien qui connaît un immense succès. Une autre de ses admiratrices à Venise est galeriste à Madrid. C’est Blanca Soto, descendante de marranes, ces Juifs d’Espagne convertis, et dont le beau-père a été tué par l’ETA militaire: très touchée elle aussi par la condamnation de la violence et de l’intolérance qui se dégage de Tous ensemble, elle fera venir l’installation au Musée des beaux-arts de Madrid.

Ainsi va la vie de Marc Ash, ponctuée de hasards et de rencontres qui ont à chaque fois fait basculer son histoire. Qui se souviendrait que l’artiste «matiériste» a commencé par travailler comme trader en matières premières aux quatre coins du globe? Pendant des années, ce natif d’Oran a vécu une double vie entre son travail personnel et son emploi, avant de pouvoir espérer vivre de ses œuvres.

Briques bâillonnées

C’est en rentrant d’une exposition de Tous ensemble au Mexique en 2010 qu’il a la première vision de l’œuvre qu’il présente à partir du 1er juin au château de Coppet. Recevant une pile de journaux dans l’avion, il s’émerveille au décollage d’un rayon de soleil passant par le hublot qui illumine Le Monde posé sur ses genoux. «J’y ai réfléchi pendant tout le vol. La lumière éclairant l’information…» Il imagine un système de briques de journaux bâillonnés par des liens, la censure, et éclairés par une lumière, la fin de l’obscurantisme.

Marc Ash en parle quelques jours plus tard via un groupe d’amis à Eric Fottorino, à l’époque directeur du Monde, qui n’a besoin que de quelques jours pour prendre sa décision. Marc Ash réalisera Eclairer «Le Monde».

Installée en 2012 dans le monumental hall aux allures brutistes du siège du quotidien dans le XIIIe arrondissement à Paris, Eclairer «Le Monde» séduit Amélie Nothomb, la romancière belge, de passage au journal, qui à son tour invite Marc Ash: elle organise cet été-là un festival autour de la lumière dans le château de la Fondation Pierre Nothomb à Habay-la-Neuve, dans les Ardennes belges. Les rencontres continuent de s’enchaîner: c’est là qu’un journaliste du Soir repère l’installation. Il en parle à sa direction, vite conquise elle aussi – et Marc Ash expose sur le même principe Eclairer «Le Soir» au Palais des beaux-arts de Bruxelles, lors de la Journée de la liberté de la presse en Belgique.

Eclairer «Le Temps»

C’est en 2017 qu’il prend contact avec Le Temps. Une familière de Coppet a vu Eclairer «Le Monde» présenté à l’oratoire de Saint-Germain-en-Laye et lui parle de Madame de Staël, censurée, exilée, en butte à l’intolérance une grande partie de sa vie, alors qu’elle ne pensait qu’aux Lumières, à la liberté et l’Europe. Quel meilleur endroit pour Eclairer «Le Temps»? Marc Ash décroche son téléphone et un rendez-vous. «Il m’a montré des photos du Monde, se souvient Stéphane Benoit-Godet, le rédacteur en chef du Temps, et le projet était très cohérent pour le journal, avec ces petites lumières fragiles de l’information.» Un événement parfaitement intégré à l’anniversaire des 20 ans du Temps et à la cause du journalisme, une des sept causes que le journal défend tout au long de l’année. Marc Ash est venu travailler au cœur de la rédaction pour l’occasion, ficelant au total près de 10 000 journaux dans la newsroom. Empaquetant patiemment le papier, remplissant ses chariots, ses briques d’information représentant sa petite pierre d’artiste-artisan contre la presse empêchée et contre les journalistes qu’on tue.

Un art très accessible

L’exposition ouvre ce samedi au grand public, et sera visible jusqu’en octobre. Eclairer «Le Temps», ce sont des briques de 40 à 50 journaux, ficelés et surmontés de petits luminaires. La une du journal lors des attentats de Paris mais aussi celle des 20 ans du journal ou celle sur «Qu’est-ce que c’est qu’être Suisse»… Ces modules sont exposés dans plusieurs pièces du château dont la bibliothèque de Mme de Staël, là même où la femme de lettres recevait toute l’élite intellectuelle et politique de l’Europe qui partageait ses combats. Les questions qui tenaillaient le Cercle de Coppet sur le pouvoir et les contre-pouvoirs dans la société trouvent ici une traduction contemporaine très visuelle, très théâtrale aussi. L’art de Marc Ash parle notre langue, c’est une œuvre très accessible, immédiatement lisible par tous, et polysémique. Elle montre la presse prisonnière de la censure mais aussi des opinions majoritaires ou des pouvoirs économiques. Des petites briques qui interrogent.

«Grâce à mon galeriste à New York, les modules Eclairer «Le Temps» ont été présélectionnés pour entrer au Musée d’art moderne (MoMA), se réjouit l’artiste, ce serait un signe magnifique de la résilience de la presse dans un pays où elle est attaquée par son propre président.» La liste définitive des œuvres retenues sera rendue publique en novembre.

L’exposition Eclairer «Le Temps» restera à Coppet tout l’été, jusqu’en octobre.


«Eclairer «Le Temps», par Marc Ash, Château de Coppet, juin-octobre, 022 776 10 28 



Pour nos lecteurs 

Dans le cadre de la 15e édition d’art contemporain proposée aux lecteurs du «Temps», une série limitée de douze pièces, réalisée sur demande par Marc Ash, sur le modèle des modules fabriqués en mai 2018 à Lausanne dans la newsroom du «Temps» sont proposées. Chacune est différente, en fonction de la Une retenue par l’artiste pour fermer la pile de journaux.

Les modules sont composés de sisal pour le lien, de 30 à 40 journaux, de bambou compressé pour les socles et surmontés de petites lampes de métal, assemblés à la main. Marc Ash a réalisé des modules semblables pour «Le Monde» à Paris et pour «Le Soir» à Bruxelles. Le concept de ses modules fait partie d’une série d’œuvres pré-sélectionnées au printemps 2018 pour entrer au Musée d’art moderne de New York.

Caractéristiques:

  • Dimensions: environ 44cm de longueur, 36cm de largeur et 4 cm d’épaisseur pour les socles. Hauteur totale avec la lampe: environ 30cm
  • Chaque pièce est signée et numérotée
  • Prix abonnés: CHF 2800.-
  • Prix non-abonnés: CHF 3500.-

Ces pièces peuvent être commandées sur https://boutique.letemps.ch/collection15 ou par téléphone au 0848 48 48 05 (tarif normal). Les souscriptions sont enregistrées dans l’ordre d’arrivée et prises en compte après réception du paiement (carte de crédit ou facture sur demande). Envoi des œuvres dès le 1er juillet. Frais de livraison offerts