Il y a le physico-chimiste et puis il y a le photographe. Dans sa première vie, Matthieu Zellweger se passionnait pour les cellules, les virus, qu’il observait à travers la loupe de son microscope. Aujourd’hui, le Vaudois photographie des émotions, les soubresauts du quotidien de la Birmanie au Japon. Son premier livre, consacré aux maisons de saké japonaises, perce les mystères de cet alcool sacré. Il espère lui donner vie grâce au financement participatif.

Chiffres, réactions chimiques, phénomènes biologiques: Matthieu Zellweger a d’abord été un disciple de la science dure. «Dans la nature, il n’y a pas de boîte noire, pas de magie, que des mécanismes, une cascade d'événements qui s’expliquent», avance, d’une voix posée, le père de famille de 46 ans. Echarpe enroulée autour du cou, Matthieu est sobre dans son pull-over gris. C’est l’amour de l’exactitude qui le conduit pour la première fois au Japon. En 1998, il effectue son post-doctorat dans une entreprise de génie médical qui développe des cœurs artificiels. Un saut dans le vide. Hormis les idéogrammes qui le fascinent, il ignore tout du pays.

Kanazawa, bourg intact

La petite bourgade de Kanazawa, alors à cinq heures de train de Tokyo, lui rappelle son enfance à Fribourg. «Toutes proportions gardées, 1 million d’habitants tout de même», plaisante-t-il. «Stratégiquement insignifiant» pour avoir été bombardé durant la Seconde Guerre mondiale, le bourg devient son furusato, son point d’attache. «Mon père d’accueil me le rappelle toujours, confie-t-il. On est restés très proches.» Dans les dortoirs de la compagnie, seul gaijin (étranger), Matthieu se fait au pays, à la hiérarchie, s’échine à déchiffrer les caractères sans toutefois «essayer de devenir japonais». De retour en Suisse, le chercheur travaille à la lutte contre la malaria, en élaborant des textiles techniques. «J’étais heureux, j’aurais pu continuer ainsi.»

Mais 2011 marque un tournant dans sa carrière. Matthieu retourne à ses premières amours, aux rêves de photographe qui hantaient ses nuits d’adolescent. Il renoue avec des sensations d’enfant, le boîtier en métal du Minolta argentique qu’il tenait dans ses mains. «Mon père me l’avait donné pour m’occuper, j’étais du genre turbulent.» Le déclencheur? Un workshop au Rwanda avec l’un des grands maîtres du photo-journalisme, Gary Knight. Un souvenir poignant. «J’ai démissionné en rentrant. A 40 ans, sans enfants, tout était encore possible.»

«Alcool de poussière»

Depuis, Matthieu mène une vie de photojournaliste indépendant. Dans des situations parfois ultra-délicates, il capture le réel, la souffrance à vif, les rires aussi. Son travail sur le deuil périnatal, mené avec pudeur et assurance, lui vaut moult distinctions. «Il faut prendre le pouls de l'instant, sentir l’atmosphère, explique-t-il. Parfois, à quelques secondes près, c’est trop tard, le moment est fini.» Longtemps fidèle à Canon, il utilise aujourd’hui un petit appareil sans miroir. «Le bruit est plus doux, moins intrusif.»

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Soudain, Matthieu sort une fine bouteille noire de son sac, souvenir de son 25e séjour au Japon. Débarqué en Occident avec la vague sushis-mangas, le saké reste finalement assez méconnu. La première fois qu’il en goûte c’est dans la rue: «Une maison de saké distribuait des échantillons. Je n’ai pas trop aimé, on aurait dit de l’alcool de poussière, presque évanescent.» Au fil du temps, il va apprécier la plus puissante des boissons fermentées et ses variétés infinies. Aujourd’hui, il aime le saké épuré, sec et pas trop sucré. «Plus on polit le grain, plus la boisson est aromatique», souligne celui qui, entre-temps, est également devenu sommelier.

Un travail d’orfèvre

En pénétrant dans les maisons de saké, il découvre un procédé de fabrication ancestral long de sept à huit mois. Un travail d’orfèvre où rien n’est laissé au hasard. Le côté scientifique, bien sûr l’intéresse. «Biochimiquement parlant, c’est un objet d’étude fantastique.» A l’arrivée, le riz, ce grain miraculeux, presque sacré, produit un breuvage finement ciselé, proche de la perfection. «On dit que dans chaque grain, il y a une goutte de sueur d’un paysan.»

Au gré de ses voyages entre 2012 et 2015, Matthieu embrasse la culture nippone tout entière. Derrière le saké, les rites shintoïstes, la cohésion de la société, les traditions. «Faire déborder le saké sur une tasse est par exemple une marque de générosité.» Le savoir-faire transmis de père en fils dit aussi autre chose du Japon: «La loyauté, une poignée de main, un travail d’équipe, des valeurs nobles», énumère Matthieu. Après avoir été délaissé au profit du vin, le saké connaît un regain d’intérêt. «Les maisons de saké innovent, créent du saké pétillant, aromatisé.» Du nord au sud, l’archipel en compte plusieurs centaines, la plupart artisanales. De cette constellation, son étoile préférée reste celle de Kanazawa, son premier point d’attache, son furusato.

Matthieu raconte le saké avec passion. L’objet est là, devant lui. Une masse photographique et textuelle. Au fil des pages, le saké dévoile ses secrets. Entre deux calques de haïku, des artisans apparaissent, silhouettes troubles dans la vapeur d’eau. A contre-jour, les énormes cuves de fermentation dessinent leur profil arrondi. «Ce premier livre est un pari, confie Matthieu, mais j’y crois.» Début septembre, il a lancé le crowdfunding. Depuis, le temps s’écoule, avec un stress croissant. Montant total: 60 000 francs. 40% sont d’ores et déjà couverts par deux bourses prestigieuses. Le reste doit être trouvé d’ici au 6 octobre.


En dates

1971: naît à Pompaples, dans le Gros-de-Vaud

1996: doctorat en génie médical à l’EPFL

1997: premier voyage au Japon

2012: début du projet sur le saké

2016: Px3 Prix de la Photographie Paris pour «Secrets de riz et d’eau»