Maurice Mboa et ses tableaux qui sont des énigmes sereines
Portrait
Les portraits du peintre né au Cameroun brillent comme des masques métalliques. Rencontre avec un survivant, avant son exposition à Ouchy-Lausanne

«Si ce ne sont pas des livres, ce sont des médicaments.» On cherche une place pour s’asseoir, les sièges sont pris, dans le studio encombré, qui lui sert aussi d’atelier, de lectures en cours, philosophie et art, et de potions qu’il ingurgite pour se remettre, un thermomètre, du thé refroidi, et puis ces tableaux immenses, un diptyque aux yeux écarquillés dont on a l’impression qu’il vous protège et vous menace dans le même temps. Maurice Mboa vous parle immédiatement de son opération, sur un ton badin, comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre.
Il y a quelques mois, il est soudain tombé dans la rue. Coma de deux jours, chirurgie d’extrême urgence. «A mon réveil, le médecin m’a demandé pourquoi j’étais toujours en vie.» Maurice souffre d’une malformation cardiaque depuis sa naissance mais il l’ignorait, aorte et coronaire flirtent d’un peu trop près, il aurait pu mourir à n’importe quel moment. «On a changé une artère de trajectoire, c’était le 23 octobre, personne n’avait fait ça avant à Genève, apparemment. Depuis, on m’a interdit de sauter, de courir. J’ai donné mon corps à la médecine pour que les étudiants puissent l’étudier.»
Des miracles
Il soulève son t-shirt, recouvert d’une toile de Nativité baroque: la cicatrice est longue, elle dessine une fine digue sur son thorax. «Mon travail a basculé, depuis.» Sur le sol sont étendues de longues feuilles d’aluminium, qui proviennent des imprimeries africaines, elles sont recouvertes d’enduits, d’huiles trafiquées, de chimie, puis poncées avec des outils, comme si Maurice Mboa exhumait la matière précieuse de ce qui finit toujours par la recouvrir. «C’est mon petit laboratoire clandestin où l’on fait des miracles.»
Il y a longtemps, quand il vivait encore au Cameroun, le peintre a inventé ce procédé. Il fréquentait alors une imprimerie gérée par un Chinois qu’il appelait Monsieur Chine. Mboa attendait là que des clients lui commandent des dessins pour leur publicité. Pour 2 ou 3 euros, il se retrouvait à griffonner des enfants au gros ventre, des campagnes contre la malaria, à l’intention des ONG et des manuels scolaires. «Monsieur Chine m’a donné deux plaques, des feuilles métalliques, utilisées pour imprimer les caractères. Il m’a dit que ça pourrait m’intéresser.»
C’est une odyssée qui s’ouvre, dans les quartiers nigérians de Yaoundé, dans le chaos des pièces détachées, pour comprendre ce qu’il pourrait faire de ce cadeau, il se coupe, tous les jours, avec des tessons qu’il utilise pour blesser la tôle, «je mettais du scotch sur mon doigt, mais les empreintes restaient». Maurice Mboa pose instinctivement la question des identités. Tandis qu’il ignore encore que l’horloge de son cœur se détraque, il a déjà appris que sa mère n’est pas sa mère, qu’il est un enfant illégitime élevé dans un village parce qu’il fallait l’écarter de la ville.
Il découvre cela à la mort de sa grand-mère Gertrude qui l’a comme adopté. «J’ai appris que mon père que je n’avais pas connu était Togolais. Et je me suis retrouvé avec deux actes de naissance, sur l’un je suis né le 13 décembre 1983, sur l’autre en 1980. J’ai même deux noms. Je me suis fabriqué mon identité seul.» Maurice dit qu’il parle comme un petit vieux, qu’il n’a jamais eu son âge, il dit qu’on lui a transmis le secret des chasseurs et il vous montre des tableaux qui suivent la lumière du jour, sans visage, aux peaux d’argent scarifiées, des portraits baignés de végétation, de cellules patiemment gravées, microstructures répétées qui ne sont ni des plantes ni des êtres. Comme si on ne pouvait distinguer les êtres de leur milieu.
Un nom de crevette
En 2016, Maurice Mboa est invité à Genève pour une exposition aux Nations unies. Il travaille sur la marchandisation des êtres humains, les codes-barres, des visages empilés, il ne partira plus – la Suisse est son repli. Il expose dans toute l’Europe, au Moyen-Orient, mais il se sent à l’aise dans ce pays où les ouvriers de précision qui fabriquent les montres utilisent les mêmes outils que lui. Il ne raffole pas qu’on le renvoie à une africanité stéréotypée, celle des masques par exemple: «Franchement, est-ce que je me sens Camerounais? Une terre baptisée par des colons avec un nom de crevette? Mon village, c’est mon pays. Je ne me reconnais pas dans ce qui réconcilie les violences. Je ne vais pas choisir un clan. Ma question, c’est l’homme dans son espace.»
Maurice Mboa expose pour la première fois en solo, depuis 2017. On le retrouve quelques jours plus tard, à Ouchy, Lausanne *, très loin de son studio des Pâquis, pour l’accrochage de sa série Superlife. Le soleil donne sur des grands formats, sur le portrait de Grace Jones, sur les images d’Amazones organiques dont la peau semble perlée de rosée et de mousse; c’est un festin de vie, une réflexion profonde sur la nature tourmentée de la beauté. «A la mort de ma grand-mère, j’ai compris qu’on ne meurt pas, on est immortel.» Difficile de dire en quoi cette œuvre reflète autant la fragilité et l’assurance de cette certitude. Mais les tableaux verticaux de Mboa sont une énigme sereine. Ils vous dévisagent de l’intérieur.
* Maurice Mboa, exposition à la Galerie Foreign Agent, avenue d’Ouchy 64, Lausanne, vernissage vendredi 5 mars, 17h, jusqu’au 30 avril.
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Profil
1983 Maurice Mboa possède deux actes de naissance, l’autre dit: 1980.
2005 Remporte un prix à l’Ecole des beaux-arts de Yaoundé.
2012 Après avoir exercé 1000 métiers, il revient à l’art sur les feuilles de métal.
2016 Il s’installe à Genève, expose notamment à Andata Ritorno et à la Galerie des Bains.
2021 Exposition «Superlife» à la galerie Foreign Agent d’Ouchy
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