Mais quelle mouche a donc piqué les responsables de l’exposition Hergé, qui s’est ouverte cette semaine au Grand Palais? L’on s’attendait à un voyage digne de Tintin, rempli de mystères, de bons mots, de personnages originaux et d’aventures foisonnantes. Le résultat? Une présentation très académique de l’art du dessinateur belge, supposée nous faire entrer dans son atelier mais qui, dans les faits, nous laisse surtout en spectateur de ses planches nostalgiques, montrant case par case la naissance des albums mythiques du petit reporter à la houppe…

La preuve du caractère trop ordinaire de ce voyage se trouve dans la grande salle du second étage, où quelques-unes des plus belles planches d’Hergé sont présentées, avec en contrepoint ses croquis initiaux. Il y a là des scènes immortelles de «Vol 714 pour Sydney», de «Tintin au Congo» ou de «On a marché sur la Lune». Le crayonné du maître belge y apparaît pour ce qu’il est: unique, sublime de précision gestuelle, parfait dans le découpage des actions et dans le séquençage des histoires. L’expression «romancier de l’image», que lui a donné l’équipe du Musée Hergé de Louvain-la-Neuve (Belgique), associée à la conception de cette exposition, convient là parfaitement.

Inspiration chinoise

Puis vient l’erreur: cette énorme maquette sans intérêt du château de Villandry (Loir-et-Cher) qui, on le sait, servit de modèle au dessinateur pour Moulinsart, le repaire aristocratique du Capitaine Haddock. Plus déconcertant encore: cet immense poster photographique mural du même château, façon promotion touristique. Cruel manque de poésie. A l’inverse, la salle consacrée à la rencontre entre Hergé et l’artiste chinois Tchang Tchong-jen, qui lui inspira «Le Lotus Bleu», est riche d’évocations, d’objets, et de pistes pour mieux comprendre l’art de Georges Remi, alias Hergé.

Dommage aussi que l’exposition parisienne, riche en dessins et en planches – y compris la collection quasi complète du fameux «Petit Vingtième», le supplément hebdomadaire de «Vingtième Siècle» que dirigea Hergé à partir de 1928 – ne comporte pas davantage d’archives télévisuelles ou sonores. L’extrait d’une ancienne émission de Michel Drucker montrant le créateur de Tintin en train d’expliquer au public le processus de création d’un album sous le regard du cinéaste Yves Robert permet en quelques minutes de comprendre le secret de l’artiste. Hergé ne dessinait pas. Il racontait. D’un trait presque cinématographique, image après image. Ses planches étaient des pellicules. Le fait que son atelier, à Bruxelles, ait aussi produit des affiches pour la publicité dans les années 50 n’était, au fond, qu’une évolution logique tant le créateur de Tintin vivait – et faisait vivre son héros – dans le monde réel.

L'ombre nazie

Manquent aussi, le long de ce parcours pictural, les éléments biographiques que l’épais catalogue (35 euros) relate, lui, avec précision. On pense notamment au Hergé des années de guerre, lorsque dans Bruxelles occupée par les Allemands, le dessinateur étudie, à la demande de son éditeur Casterman, la possibilité de faire paraître ses albums en quadrichromie, sous la forme que nous connaissons aujourd’hui. Les bruits de bottes nazies n’empêchent pas Hergé et Edgar P. Jacobs, le créateur de «Blake et Mortimer», de discuter de la meilleure méthode pour coloriser les albums existants. «Le Crabe aux pinces d’or» est publié dans «Le Soir», quotidien bruxellois contrôlé par l’occupant. Tintin continue de partir à l’aventure tandis que son pays d’origine souffre et se retrouve mis en coupe réglée.

Au sortir du conflit, le nom d’Hergé, sa photographie et son adresse figureront deux fois dans une brochure intitulée «la galerie des traîtres» publiée en 1944, comme le rappelle son biographe Benoît Peeters dans «Hergé, fils de Tintin» (Ed. Flammarion).

Mettons de côté les frustrations de mise en scène. Hergé, on le comprend mieux au fil de l’exposition, était avant tout un «pro». Un dessinateur soucieux du détail, cherchant son inspiration d’illustrateur chez les artistes d’avant-garde tels Warhol, Lichtenstein, Fontana ou Dubuffet, mais avant tout préoccupé de produire à temps pour ses nombreux commanditaires. Le mot atelier est trompeur. On pense, en regardant les photos des dessinateurs et dessinatrices employés par le père de Tintin, au studio d’animation Ghibli à Tokyo, antre du dessinateur Hayao Miyazaki. D’un côté, le rêve, la fascinante saga des héros animés. De l’autre, une précision d’horloger. Un trait parfait. La célèbre «ligne claire». «Aujourd’hui, que l’on crée dans la lignée d’Hergé, ou contre l’héritage d’Hergé, il est toujours la référence», argumente Jérôme Neutres, commissaire de l’exposition.

Tintin, son surmoi

Il faut, avant de se rendre au Grand Palais pour rêver avec Tintin, bien regarder l’affiche. Elle montre le dessinateur, souriant et, juste sur le côté, la silhouette de son reporter préféré. Milou, le capitaine Haddock et les Dupondt ne sont, dans la prestigieuse enceinte parisienne, que des personnages, qu’un décor. Ils ne sont pas le cœur de l’événement, même si toutes les planches démontrent combien chacun de leurs gestes fut disséqué, étudié, et maintes fois dessiné.

C’est Hergé qui est exposé à Paris. Un artiste studieux, qui ne cesse de se documenter, sollicitant des livres et des revues des grands éditeurs européens à coups de lettres envoyées de son atelier. «Tintin incarnait une forme de surmoi, dont Hergé finira par se libérer, puis se détacher», juge Benoît Peeters dans sa passionnante biographie. Le travail est son maître mot: «Il fuyait la maison, tout imprégnée de travail […] Il quitta sa femme, inextricablement mêlée à cette atmosphère de travail.» Comme si l’artiste, tout au long de sa vie, avait cherché à résister au caractère fantasque de son héros. Voire à le fuir…


Tintin à Lausanne

Pour ceux qui n’auraient ni le temps ni l’occasion d’aller à Paris voir l’exposition Hergé, le Musée du design et des arts appliqués contemporains de Lausanne (Mudac) prend le même pli muséographique, mais en version forcément raccourcie. Ici aussi on se fixe sur la personnalité du créateur de Tintin et pas forcément sur celle de sa créature. «Le monde d’Hergé» montre les débuts de Georges Remi comme dessinateur publicitaire dont le style graphique s’inspire du style géométrique de l’Art nouveau. Le parcours présente ensuite la genèse d’un album de la recherche d’information – à partir du Lotus Bleu dans les années 30, Hergé va systématiquement s’inspirer de l’actualité pour nourrir ses scénarios – en passant par les premiers crayonnés et jusqu’à la mise en couleur des planches. Hergé avait le trait précis. Il avait aussi le souci de bien raconter. Transporté au Mudac, l’un de ses bureaux contient une partie de la correspondance que le dessinateur entretenait avec des experts en astronautique à l’époque où il catapulte Tintin sur la Lune. Un projet visionnaire en avance de 19 ans sur l’exploit de Neil Armstrong.

L’exposition n’oublie pas que l’auteur belge est aussi le père d’une multitude de familles. Jo, Zette et Jocko, Quick et Flupke. Popol et Virginie apparaissent dans la salle dédiée aux originaux. Sans oublier le précurseur de ce village de cases: Totor, qui en 1929 ne s’appelle pas encore Tintin et ne porte pas la houppette qui le rendra bientôt célèbre, mais réchappe déjà à des bandits en sombrero. Organisée en collaboration avec le festival BDFIL et le Musée Hergé de Louvain-la-Neuve, l’exposition fait vibrer la fibre nostalgique des visiteurs de 7 à 77 ans (même si pour le jeune public la présentation de ces collections de dessins reste un peu stricte). Surtout lorsqu’il se trouve face 
à une planche en noir et blanc des Bijoux 
de la Castafiore. Peut-être le meilleur Tintin du monde. 


A voir:

«Hergé», jusqu’au 15 janvier, Grand Palais, Paris, www.grandpalais.fr

 «Le monde d’Hergé», jusqu’au 15 janvier, Mudac, Lausanne, 021 315 25 27, www.mudac.ch (Notez que le musée organise un atelier «Jurons avec le capitaine Haddock» le 13 novembre).