Certains viennent à Mont-Soleil, sur les hauteurs de Saint-Imier, pour se ressourcer. C’est là, au cœur du Jura bernois, que se cache en effet le centre de méditation Dhamma Sumeru, centrée sur la technique Vipassana, ce qui signifie «voir les choses telles qu’elles sont réellement». Il y a plus de deux millénaires, cette technique indienne avait pour but d’être un remède universel aux maux universels.

Cet été, on peut également emprunter le petit funiculaire qui relie Saint-Imier à Mont-Soleil pour y découvrir 11 installations photographiques. Après une première édition en 2018, l’exposition en plein air Format revient pour une deuxième édition qui devrait la voir officiellement se poser en biennale. Une balade de quelque 90 minutes permet d’en faire le tour. Il y a là, aussi, quelque chose de l’ordre de la méditation. L’art n’est-il pas un moyen de mieux appréhender notre rapport au monde?

Une femme effacée

Parmi les propositions, on trouve une image de l’incontournable Christian Lutz, prise sur le col de Lukmanier durant la crise migratoire de 2015. On y voit deux clandestins marchant vers leur destin, tournant le dos à un passé qu’on devine douloureux, et en quête d’un avenir qu’ils espèrent meilleur. Ainsi affichée en très grand format et au cœur du Jura, cette photographie souligne l’idée de montagne comme lieu de passage. Virginie Rebetez, autre nom qui compte dans le paysage photographique romand, s’est quant à elle plongée, dans le prolongement de ce qu’elle avait fait pour l’Enquête photographique fribourgeoise 2017-2018, dans un recueil du XVIIe siècle relatant divers procès pour sorcellerie.

Son image, La Femme au nom effacé, montre la page en partie déchirée d’un manuscrit. Y était nommée une habitante de la montagne de Diesse ayant confessé une rencontre avec le diable. Celle-ci, comme l’écrit Sylviane Messerli – directrice du Centre de recherche et de documentation Mémoires d’ici – dans la petite brochure accompagnant l’expo, exerçait la profession de sage-femme. Elle a notamment fait avorter sa nièce, violée par un oncle. La voir ainsi dépossédée de son nom, parce qu’elle portait apparemment le patronyme d’une personnalité bien connue dans la région, rend impossible toute tentative de réhabilitation. Le travail de Virginie Rebetez, dès lors, semble insister sur l’idée que l’art, et a fortiori la photographie, permet de révéler l’invisible.

Diplômé de la HEAD (Haute Ecole d’art et de design de Genève), artiste et musicien, Swann Thommen a imaginé les contours de Format lorsque le responsable de la société du funiculaire lui a proposé de réfléchir à un projet culturel, sans cahier des charges précis, permettant de valoriser Mont-Soleil. Fasciné par les gigantesques échafaudages qui dans les pays asiatiques servent de supports aux panneaux publicitaires, le Jurassien a alors eu l’idée d’une expo photo qui verrait d’imposants tirages être accrochés sur des structures métalliques. Il rêvait à des images hautes de plusieurs dizaines de mètres, mais celles-ci ne dépassent finalement pas les 6 mètres, budget oblige. Comme la région est extrêmement venteuse, on y trouve d’ailleurs un parc éolien, les photographies sont imprimées sur des bâches légèrement trouées. D’où une transparence leur permettant, en fonction de leur emplacement, de parfaitement se fondre dans l’environnement.

Distanciation et solitude

Afin de se démarquer d’autres expositions en plein air, Swann Thommen a choisi de dédier Format à la photographie contemporaine suisse, et de ne pas imposer de thème aux artistes. Ceux-ci ont une liberté totale, peuvent proposer un travail préexistant ou inédit, avant de choisir, à partir d’une liste de lieux prédéfinis, où ils veulent être exposés. Lors de la première édition de la biennale, relève son directeur, les clichés présentés avaient comme dénominateur commun une forte présence humaine. Cette année, c’est moins le cas. Parmi les projets spécifiquement réalisés pour la biennale, celui de Sophie Brasey est en lien direct avec la pandémie de Covid-19. A travers Social Distancing, la Vaudoise met en lien la distanciation sociale imposée par les mesures sanitaires avec la solitude que beaucoup de personnes éprouvent au quotidien. Affichée dans la campagne jurassienne, cette solitude semble alors exacerbée.

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Issue de la série Meeting (2012), qui documente les structures temporaires construites pour accueillir les assemblées générales des grandes sociétés, une image de Cyril Porchet rappelle au contraire la puissance du groupe et des rassemblements. Mais, comme le Lausannois révèle une salle encore vide, se pose cette question: ces grandes réunions d’actionnaires – qui «fonctionnent comme des prismes iconiques du spectaculaire et du pouvoir», dit-il – sont-elles véritablement nécessaires? Graziella Antonini montre, elle, de petites branches de sapin blanc et de tulipier. Elle collecte et photographie des plantes, graines, pierres et objets qui sont la mémoire de ses expériences et déplacements, explique-t-elle. Le vrai pouvoir, finalement, n’est-il pas entre les mains de la nature?


«Format», exposition de photographie en plein air, Mont-Soleil, jusqu’au 16 août. Entrée libre. Les week-ends des 20-21 et des 27-28 juin, visites guidées à 14h (sur inscription).


Catherine Leutenegger, la plume et la microtomographie

Alors que la brume s’enroule irrémédiablement autour des sapins et que grondent dans le lointain les pales d’une éolienne, quelques ouvriers s’affairent pour monter un petit échafaudage. En cette fin d’après-midi guère printanier, la centrale solaire qui lui fait face n’a que peu de lumière à absorber. C’est là, dans un champ situé au bout du parcours proposé par l’exposition Format, que Catherine Leutenegger expose Feather, une photographie représentant un fragment d’une plume d’oiseau.

Au premier regard, celle-ci est difficilement reconnaissable. Parée d’une couleur or, elle évoque un petit objet précieux, peut-être une broche. A la légèreté intrinsèque d’une plume s’ajoute alors une sorte de lourdeur induite par cette supposée préciosité. Autant dire que l’image possède une ambivalence la rendant agréablement mystérieuse. Catherine Leutenegger ne sait d’ailleurs pas de quel oiseau provient cette plume. Feather est issue d’une carte blanche proposée par l’EPFL (Ecole polytechnique fédérale de Lausanne) à l’occasion de son 50e anniversaire. Réalisée avec l’appui de la plateforme PIXE, qui permet – grâce à la microtomographie – de reproduire en 3D la structure interne de n’importe quel matériau, l’image est d’abord scientifique; c’est dans un second temps qu’elle a été retravaillée par la photographe afin de devenir artistique.

Déconfiner la photographie

En début d’année, la diplômée de l’ECAL (Ecole cantonale d’art de Lausanne) a proposé à Dublin un solo show qui lui a permis de montrer deux séries, la première sur l’impression 3D, la seconde sur les poupées de bébés plus vrais que nature qui se vendent sur internet. En 2007, à la faveur d’une résidence de six mois à New York, elle avait travaillé sur la fermeture des usines Kodak de Rochester, tandis que, dans la série Hors-champ, elle documentait entre les Etats-Unis et la Suisse des ateliers de photographes. Accompagnant un jour Henry Leutwyler, elle s’est retrouvée sur un shooting de Beyoncé – un jour, espère-t-elle, elle pourra publier ces images montrant le photographe de mode au travail avec la star. Lors d’un vernissage, c’est face à Cindy Sherman qu’elle s’est par hasard retrouvée. Elle lui a demandé si elle pouvait la photographier, l’Américaine a refusé. Ces anecdotes définissent parfaitement l’approche de Catherine Leutenegger, bien décidée à ne pas se laisser enfermer dans un genre ou un courant.

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Lauréate du Prix Manor 2007, elle avait dans la foulée exposé au Musée de l’Elysée. Sélectionnée il y a cinq ans par Circulation(s), festival parisien dédié à la jeune photographie européenne, elle avait, jusqu’à son travail dans les laboratoires de l’EPFL, toujours produit ses propres clichés. Si à travers Kodak City et Hors-champ elle avait en quelque sorte proposé un état des lieux du médium photographique, elle expérimente aujourd’hui, à travers une œuvre comme Feather, la réalisation d’images à l’aide de procédés non photographiques. Pour elle, il s’agit là d’un moyen de déconfiner le huitième art.