Que met-on au frigo? Que juge-t-on digne d’être conservé? La question est posée de façon assez frontale, puisque c’est la reconstitution d’une boutique de frigidaires et autres congélateurs qui accueille le visiteur de la nouvelle exposition du Musée d’ethnographie de Neuchâtel (MEN).

Dans un jargon journalistique un peu désuet, le frigo est le lieu où se conservent les articles déjà rédigés et qui attendent l’occasion d’être publiés. Y figurent, notamment, des nécrologies de personnalités. Certaines y passent heureusement de longues années et doivent être considérablement remaniées le jour venu. Ce fut le cas pour Claude Levi-Strauss, décédé au bout des commémorations de son centenaire. Les multiples articles et témoignages écrits sur l’anthropologue, entre sa retraite du Collège de France en 1982 et sa mort en 2009, retenaient des éléments fort différents, selon leurs auteurs, selon l’évolution des préoccupations du monde en trois décennies aussi.

L’exposition du MEN n’est pas consacrée à Claude Levi-Strauss, mais s’intéresse justement à ce cadrage dans le réel auquel n’échappent ni la recherche ethnographique, ni la muséographie. Qu’on étudie un homme ou un peuple, les questions demeurent. Que choisit-on de mettre en avant, que laisse-t-on dans le hors-champs? Et comment, malgré tout, faire vivre ce hors-champs qui donne son titre à l’exposition?

La métaphore du froid permet au MEN de donner un décor concret à ces questions complexes. En ouvrant les appareils frigorifiques, on découvre des évocations du musée, de ses méthodes, de son histoire, entre autres de l’exposition sur les Esquimaux réalisée en 1976 par un ancien directeur, Jean Gabus (référence filée sur tout le parcours). Et ici comme tout au long du parcours, le visiteur est prié de s’investir. D’abord, parce que le MEN de Marc-Olivier Gonseth continue de faire appel à la muséographie de la rupture chère au directeur précédent, Jacques Hainard; les juxtapositions brouillent les évidences pour mieux réveiller la réflexion. Aussi parce qu’on lui a préparé de petits jeux interactifs. Qu’il s’agisse de fabriquer sa propre vitrine de musée ou de participer à un débat de spécialistes sur la manière de tourner la fondue.

La fondue, le plat des jours froids par excellence dans nos contrées. Si ses décors évoquent les pôles, l’exposition nous ramène aussi à nos pratiques, en Suisse. Elle a en effet en arrière-plan, comme c’était le cas, de façon plus claire, dans l’exposition précédente, What are you doing after the apocalypse?, la thématique très actuelle du patrimoine culturel immatériel, ou PCI, que le MEN étudie de concert avec l’Institut d’ethnologie.

Hors-Champs se décline en six domaines et trois niveaux de réalité. Et même si l’on se perd quelquefois sur la banquise, le balisage étant léger, ce n’est pas très grave. De ce fourmillement de concepts et de références interrogés ici, on ressort en ayant l’impression d’avoir visité plusieurs expositions, comme si l’on avait assisté à une sorte de festival ethnographique.

Extrapoler, classer, combler, esthétiser, imiter, entretenir, autant de tâches ethnographiques qui, à chaque fois, impliquent des réflexions, des choix. Extrapoler, c’est aller plus loin que l’évidence en provocant le visiteur. Classer, c’est inventorier. Pour cela, l’image a de tout temps été fortement mise à contribution. On a dessiné le vivant, qu’il soit végétal ou humain, selon des typologies dont heureusement certains esprits ont su se libérer. Selon son habitude, le MEN fait appel à des regards d’artistes, ici l’Autrichienne Lisl Ponger et la Neuchâteloise Namsa Leuba, dont les portraits photographiques, de nature très différente, déconstruisent les frontières identitaires.

Combler, c’est faire parler des objets, par des images virtuelles, des documentaires… Quoi de plus beau, de plus juste, que cette matelassière, portraiturée par le cinéaste Alain Cavalier, avec son corps marqué par des décennies de gestes répétés, pour transmettre l’idée d’un métier? Mais qu’est-ce, justement, que la beauté sans la justesse? Le risque de l’esthétisation est inhérent à l’image. L’art peut éclairer mais aussi brouiller la réalité ethnographique. La question est posée avec le travail de l’ethnologue bernoise Regula Tschumi sur des rituels funéraires au Ghana. Les Ga réalisent d’incroyables cercueils à l’image du défunt, prenant toutes sortes de formes figuratives selon le métier ou les intérêts de celui-ci. Mais désormais, les Ga font des cercueils qui sont des œuvres d’art exposés dans nos musées.

Hors-Champs. Musée d’ethnographie de Neuchâtel. Ma-di 11h-18h jusqu’au 20 octobre 2013. Di 11 novembre, visite guidée et brunch familial dès 11h. Rens. 032 717 79 18 et www.men.ch

Le visiteur est invité à participer à un débat de spécialistes sur la manière de tourner la fondue