Crypto-art
Objet d’une spéculation débridée, ces jetons numériques permettent aux artistes de mieux contrôler leur production et leurs prix, tandis qu’ils attirent une nouvelle catégorie de collectionneurs

Qui voudrait payer 69 millions de dollars pour un collage d’images numériques pouvant être dupliqué à l’infini? C’est la somme qu’a déboursée un collectionneur anonyme en mars dernier pour une œuvre de l’artiste numérique américain Beeple, mise en vente chez Christie’s. En réalité, l’acquéreur n’a pas acheté l’œuvre elle-même, mais un NFT associé à elle. Un non fongible token, un bien numérique inscrit sur la blockchain et représentant un certificat de propriété unique – et donc non fongible (à l’inverse, un bitcoin est fongible, car échangeable contre un autre bitcoin).
Au-delà de cette vente hors norme, les NFT – qui peuvent être liés à toutes sortes d’objets numériques, d’une image de chat à un extrait de match de football – offrent de nouveaux moyens de vendre et d’échanger des œuvres d’art, attirant de nouveaux collectionneurs et donnant davantage de pouvoir aux artistes. C’est peut-être ce qui restera au-delà de la frénésie actuelle.
Temporalité mixte
«Ce qui se vend le mieux actuellement, ce sont les NFT dynamiques, avec de l’audio ou de la vidéo intégrée, ceux qui utilisent de la 3D ou encore ceux qui évoluent en fonction de facteurs externes comme la météo ou la valeur d’une cryptomonnaie», détaille Michele Ficara, fondateur de Nftart.ch, une galerie spécialisée dans les NFT à Lugano.
En un an d’activité, cet «évangéliste technologique» autoproclamé affirme avoir réalisé plusieurs dizaines de ventes à des prix allant de 1000 à 4000 dollars par œuvre. La majorité des acheteurs vient d’Amérique du Nord et d’Asie, mais Michele Ficara «espère que les grandes fondations suisses se réveilleront, tout comme les grandes banques, qui voient aujourd’hui l’art comme un investissement attractif». Quant aux visiteurs d’expositions virtuelles, quoi de mieux que d’équiper leur avatar numérique de tenues extravagantes, acquises grâce à des NFT?
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Parmi les artistes virtuellement exposés à NftArt, le collectif FOX21 utilise des NFT pour réinterpréter des classiques de la peinture italienne. Un support moderne pour une image traditionnelle. «Les NFT constituent un lien entre le passé et le futur», explique l’une des membres, ancienne galeriste milanaise souhaitant rester anonyme. D’autres chefs-d’œuvre sont revisités à la mode FOX21, comme Le Fils de l’homme de Magritte (dont le visage devient un bitcoin ou une balle de tennis) ou L’Origine du monde de Courbet (agrémenté d’un papillon battant des ailes).
Royalties
Les NFT offrent deux avantages plus pragmatiques, poursuit notre interlocutrice. «D’une part, l’artiste peut certifier l’authenticité d’une œuvre et, d’autre part, recevoir des royalties lors d’éventuelles reventes, ce «droit de suite» s’élevant souvent à 4%.»
Le jeton numérique non fongible a parfois davantage de valeur que l’œuvre à laquelle il est rattaché, avance Olivier Marian, cofondateur d’Arteïa, une société bruxelloise qui fournit des services numériques aux professionnels de l’art, «car le NFT fournit la preuve incontestable de l’achat, il certifie que le détenteur de l’œuvre possède l’original, ce qui est fondamental au moment de la revente par exemple».
Pour lui, les jetons numériques peuvent apporter un relais de croissance au marché de l’art. «Ils cristallisent peut-être la révolte d’individus qui s’en sentaient exclus, qu’il s’agisse d’artistes numériques ou de nouveaux collectionneurs. Les milléniaux (génération née entre 1980 et 2000) ne veulent pas entendre parler de galeries où ils seront scrutés de la tête aux pieds; ils préfèrent acheter en ligne. Le monde de l’art l’a bien compris», affirme Olivier Marian, dont l’entreprise prépare un NFT qui serait relié à des œuvres physiques.
Rareté artificielle
Les NFT constituent un pendant numérique de ce qui se produit sur le marché de l’art depuis longtemps, estime Mathieu Bernard-Reymond, artiste photographe et enseignant à l’Ecole supérieure d’arts appliqués de Vevey. «Ces jetons permettent de créer des séries limitées et de les vendre en obtenant des prix corrects, comme cela peut se faire en galerie. Cela souligne aussi le côté unique d’un travail.»
Mais les NFT ne suppriment pas totalement les intermédiaires, précise le photographe, qui envisage de vendre des clichés via des NFT: «Les plateformes qui créent de tels jetons offrent des conditions variables, les droits de suite y sont plus ou moins élevés; certaines permettent des modifications ultérieures de l’œuvre, d’autres non; et il n’est pas toujours possible de revendre des œuvres sur d’autres plateformes. A l’artiste de bien se documenter avant de choisir.»
A l’instar des pratiques du marché de l’art traditionnel, la rareté créée par ces jetons numériques est artificielle. «Il peut sembler paradoxal de vouloir posséder quelque chose qui existe potentiellement en de nombreux exemplaires, reconnaît Mathieu Bernard-Reymond. Mais c’est quelque chose de tout à fait normal pour les collectionneurs traditionnels, qui sont prêts à payer très cher pour une œuvre qui n’est pas unique au monde, en édition limitée par exemple.»
Pas d’accès privilégié
Au fait, dans le monde du numérique, est-il vraiment possible de devenir propriétaire de quelque chose étant, par définition, immatériel? «Un NFT permet d’acquérir l’exemplaire numérique d’une œuvre, analysent les avocats Stéphanie Chuffart-Finsterwald et Adrien Alberini, spécialisés dans les nouvelles technologies et la propriété intellectuelle. On ne peut pas acquérir une idée, mais son expression, via un effort intellectuel ou créatif, qui donne naissance à une œuvre, laquelle peut être déclinée sur différents supports.» Un NFT peut représenter l’équivalent d’un jumeau numérique d’un objet, par exemple une montre.
Les deux avocats genevois, par ailleurs enseignants au CAS Digital Finance Law de l’Université de Genève, prennent un autre exemple, le livre: «Il faut distinguer le propriétaire d’un livre et son auteur. Acquérir un livre donne un droit de propriété sur l’objet, le livre, mais pas sur son contenu.» Et lorsque l’objet en question est purement numérique, comme un tweet?
Le 22 mars dernier, Jack Dorsey, l’un des fondateurs de Twitter, a vendu aux enchères un NFT lié au premier message qu’il a posté sur le réseau social, le 21 mars 2006. Prix atteint: près de 3 millions de dollars. L’acquéreur, un entrepreneur malaisien actif sur la blockchain, a justifié ainsi sa colossale dépense. «Dans plusieurs années, les gens comprendront la véritable valeur de ce tweet, comme pour la Joconde.» Acquérir ce premier gazouillis de l’histoire lui a aussi permis «de mettre l’accent sur l’importance des NFT pour la démocratisation du marché de l’art».
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Le tweet qui valait 3 millions continuera sa vie sur Twitter, a précisé Valuables, la plateforme qui a organisé cette enchère. L’acquéreur du NFT lié à ce message, qui a été signé et vérifié par son créateur, détient l’équivalent virtuel d’un autographe. Mais que possède-t-il vraiment? «Juridiquement, cet acquéreur est propriétaire du certificat digital certifié du tweet, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il possède un droit sur ce tweet en tant qu’œuvre; c’est là tout l’enjeu», reprennent Stéphanie Chuffart-Finsterwald et Adrien Alberini, de l’étude Sigma Legal.
Même après avoir déboursé 3 millions de dollars, l’entrepreneur malaisien n’aura donc pas un accès privilégié à ce tweet, qui reste visible pour le grand public. A quoi bon, alors, avoir investi dans ce NFT? «Peut-être, expliquent nos deux avocats, pour avoir été le premier titulaire d’un tel NFT.» Et espérer le revendre avec un profit significatif – une motivation centrale pour de nombreux participants à ce marché encore peu encadré.
Quid, justement, de la revente d’un NFT? En pratique, le nom du détenteur est mis à jour sur la blockchain. Stéphanie Chuffart-Finsterwald et Adrien Alberini recommandent néanmoins de vérifier les conditions de vente prévues par le NFT et de conclure un contrat comportant idéalement une signature en bonne et due forme.
Escroqueries virtuelles
Comme toute nouvelle technologie, les NFT comportent des risques. Comme celui de perdre l’accès au code secret donnant accès au portefeuille électronique contenant ces jetons. «Si ce code, appelé clé privée, est perdu, il n’existe aucun moyen de le récupérer et personne ne pourra plus accéder aux NFT», met en garde Nagib Aouini, spécialiste de la sécurité informatique à la tête de la société lausannoise DuoKey. Selon lui, on pourrait également voir à l’avenir des tentatives de vol de NFT, «des casses virtuels», avec des hackers qui essaieraient de s’emparer de la clé privée de portefeuilles électroniques.
Le secteur des NFT, objet d’une spéculation débridée, attire déjà les escrocs, qui mettent par exemple en vente des œuvres ne leur appartenant pas – et à l’insu de leur auteur. Ce qui pousse certains artistes à rechercher leur nom sur des plateformes comme OpenSea ou Rarible – et à souvent y trouver des pièces qu’ils ont créées mais jamais proposées à la vente.
A l’inverse, les NFT ont l’avantage d’être libellés en cryptomonnaies. Le collage de Beeple a ainsi été payé en ethers, la deuxième cryptomonnaie la plus utilisée dans le monde. Or le cours de l’ether a été multiplié par 2,3 depuis le 11 mars: les 70 millions reçus par l’artiste équivalent aujourd’hui à 160 millions de dollars. Mais cet alléchant mécanisme fonctionne uniquement si le bitcoin et ses cousins sont orientés à la hausse.