Le projet Rainbow s’inscrit dans cette lignée: il génère un arc-en-ciel par un processus digital, dans un environnement en réalité virtuelle. Cette technologie informatique simule en effet la présence physique d’un utilisateur dans un environnement généré artificiellement par des logiciels, avec lequel l’utilisateur peut interagir. L’utilisateur doit pour cela être muni d’un casque, et éventuellement de capteurs manuels.
Grande nouveauté, Rainbow permet à plusieurs utilisateurs physiquement distants d’interagir dans un même espace. S’il s’agit du premier projet de ce type pour Eliasson, cette œuvre est largement marquée par les questions qui taraudent l’artiste depuis ses débuts. Comment créer des expériences artistiques collectives? Comment engager le corps des spectateurs dans les œuvres?
Dado Valentic, artiste et directeur de la technologie à Acute Art, plateforme pour la diffusion de la réalité virtuelle et Eliasson sont venus présenter Rainbow au Verbier Art Summit, symposium annuel qui avait cette année pour thème la digitalisation des formes artistiques. L’occasion de les interroger sur l’émergence d’une nouvelle forme artistique, l’art en réalité virtuelle.
Le Temps: Comment votre collaboration a-t-elle commencé?
Dado Valentic: Gérard de Geer, qui est un collectionneur et connaît bien l’œuvre d’Ólafur, avait cette idée que la réalité virtuelle pouvait devenir un médium artistique. Il m’a contacté, il est venu à mon laboratoire et a proposé à Ólafur de me rencontrer. Nous nous sommes alors vus une première fois et c’est là que tout a commencé. Par la suite, je suis allé à son studio à Berlin, et nous avons beaucoup discuté et réfléchi à ce que pourrait être de l’art en réalité virtuelle. Il ne fallait pas que ce soit du pur divertissement, ni un simple jeu. C’était un territoire encore totalement inconnu.
Quelles ont été les étapes de développement de «Rainbow»?
DV: Le plus long a été de conceptualiser cette pièce, et de comprendre le phénomène physique qui s’y produit. De la lumière, c’est-à-dire des photons et des ondes, rencontre des particules d’eau et, par réfraction, créent un arc-en-ciel. Quels genres de forces sont en jeu pour que ce phénomène se produise? Nous avons dû faire des recherches pour répondre à cette question. Après quoi, le problème est devenu: comment ce phénomène peut-il se produire en réalité virtuelle? Nous avons cherché un scientifique capable de programmer un ordinateur pour permettre de visualiser cet effet. Le développement a été ensuite assez rapide. Cela a pris environ une année en tout. Mais je ne pense pas que cette œuvre sera jamais terminée. Il reste tellement de possibilités à explorer! Ólafur va continuer à la faire évoluer et nous, à l’accompagner dans ce mouvement.
Dans «Rainbow», la présence du corps est essentielle. N’est-ce pas un paradoxe que de vouloir engager le corps dans une expérience immatérielle comme le propose la réalité virtuelle?
Ólafur Eliasson: Vous avez raison de souligner le manque de corporéité dans le numérique. C’est d’ailleurs aussi un problème dont souffrent les réseaux sociaux. Si l’on s’intéresse par exemple au harcèlement en ligne, il a à voir avec l’absence d’un contexte physique. Mais je ne dirais pas qu’on peut exclure le corps de la réalité virtuelle. La motricité du corps y est pleinement intégrée, et c’est fondamental. Il y a une mémoire musculaire, et une dimension expérientielle.
DV: Ólafur a justement insisté pour que les utilisateurs ne disposent d’aucune instruction lorsqu’ils font l’expérience de Rainbow. Vous entrez dans l’œuvre et vous vous débrouillez. Cette approche rend les choses excitantes, car vous devez l’explorer et vous l’approprier. Ólafur considère que chacun est suffisamment intelligent pour comprendre. C’est sa philosophie.
Ólafur, d’où vient cet intérêt pour la prise en charge du corps dans votre travail?
OE: Je m’intéresse d’un point de vue socio-scientifique à la manière dont le corps est utilisé comme un moyen d’interagir en collectivité. Il y a une vraie incapacité de l’histoire et des méthodologies de l’art à envisager ce qu’est une expérience partagée et collective. Il n’existe par exemple aucun livre qui s’intéresse au fait que deux personnes regardent La Joconde en même temps. Pourtant personne ne voit jamais ce tableau seul. Dans la théorie du cinéma ou des médias, la question du collectif est souvent abordée. Mais l’histoire de l’art fait comme si nous allions seuls au musée!
Vous avez souvent travaillé avec des formes dématérialisées, qu’il s’agisse de brumes, ou de jeux de lumières, d’architectures transparentes. Quel est votre rapport au numérique en tant qu’artiste?
OE: J’ai toujours travaillé avec des formes et des médias très différents. Mais mon inspiration vient d’abord d’un sujet. Ce n’est que dans un second temps que je cherche les moyens de le traiter, et la forme la mieux adaptée. Parfois un dessin fait à la main conviendra le mieux. Mais parfois ce sera un dessin fait sur ordinateur, ou un espace en réalité virtuelle. Les médias numériques ne sont pas vraiment nouveaux dans mon travail. Je les envisage simplement comme des langages différents. Il s’agit d’une forme d’exploration, mais cela ne change pas l’essence de ce que je souhaite dire.
Dans quelles conditions avez-vous commencé à utiliser ces outils de production?
OE: J’ai grandi dans le silence et la solitude. L’une de mes toutes premières œuvres s’appelle d’ailleurs ainsi. Je trouvais à l’époque que ce titre était trop didactique, comme si je pouvais m’approprier l’essence de ces choses, alors que c’est impossible. Mais maintenant, lorsque j’observe le monde tel qu’il est devenu, je réalise que nous avons tous, et spécialement les gens de mon âge, grandi dans le silence et la solitude. Car tout est désormais tellement désordonné et bruyant!
Quand, adolescent, je faisais de la randonnée en Islande, c’était justement une expérience physique, incarnée. J’interprétais ces paysages et ces espaces en les traversant avec mon corps.Puis j’ai commencé à les photographier, à les organiser, et à chercher quelles représentations, et quelles modélisations de ces espaces existaient. Sans verser dans une approche à proprement parler scientifique, je me suis intéressé aux cartes, à la navigation, aux boussoles, à l’histoire du monde alpin, de l’escalade. Le numérique est arrivé dans mon travail comme un autre moyen de rendre compte de tout cela.
Ce n’était pas le résultat d’un point de vue critique sur l’environnement technologique?
OE: Non. Je me suis juste adapté à ce nouvel environnement. J’ai échangé mon appareil photo pour un numérique. Puis j’ai abandonné les diapositives et je les ai remplacées par une home page. Ce n’est que plus tard que j’ai réalisé qu’à cette intensité communicationnelle correspondait un manque de corporéité. Il y avait de plus en plus d’espaces discursifs, comme les e-mails, mais ils étaient de moins en moins incarnés. J’ai donc commencé à m’intéresser aux notions d’interconnectivité, de compassion, et à la manière dont elles pouvaient s’incarner dans des corps. J’ai travaillé sur les techniques de respiration, de contemplation, et j’ai aussi étudié ces questions d’un point de vue socio-scientifique. J’étais très intéressé par la «nou-ité».
De quoi s’agit-il?
OE: Vous et moi, nous. Le fait d’être ensemble. De nombreuses personnes voyaient alors mon travail comme une expérience d’évasion, un travail immersif dans lequel on peut disparaître. Mais j’étais à vrai dire davantage intéressé par le sens collectif et social de l’immersion, et la responsabilité qu’elle implique. En ce sens, le numérique n’exclut pas la «nou-ité», il n’est pas par définition antisocial. J’enseigne à l’université d’Addis-Abeba et la régulation d’Internet par le gouvernement éthiopien est similaire à celle qui existe en Chine. Mais il est indéniable que l’accès au savoir par le biais d’Internet et des réseaux sociaux a permis plus de progrès qu’il n’a engendré de problèmes. Je ne dirais donc pas qu’internet est contre-productif dans la perspective d’un progrès social, mais pour cela, la présence des corps est essentielle. C’est un grand défi.
Dado, en quoi cette collaboration avec Ólafur vous a-t-elle influencé?
DV: II s’agit de ma première collaboration avec un artiste. Cette rencontre a été déterminante car elle m’a amené à m’interroger sur ce que peut être cette nouvelle forme d’art. Après avoir travaillé avec lui, j’étais prêt à travailler avec d’autres artistes. La réalité virtuelle est pour le moment assez peu accessible. Les casques sont chers, et il y a souvent beaucoup d’attente dans les expositions pour pouvoir expérimenter les œuvres. En 2016, à la Biennale de Berlin, il fallait par exemple attendre plusieurs heures pour tester l’œuvre de Jon Rafman, View over Pariser Platz. Une œuvre ne doit-elle pas être largement accessible pour avoir une forme d’efficacité?
OE: Il n’y a pas de règles. Pour moi, ce qui définit le succès d’une œuvre, c’est la manière dont elle est capable d’écouter ceux qui s’y engagent émotionnellement. Un dessin, de la cuisine, un concert, comme une œuvre dans laquelle des milliers de personnes sont immergées, peuvent y parvenir. La question n’est pas la forme de l’œuvre, car il en existe de multiples, mais ce que l’on veut dire, ou ce que l’on souhaite entendre. En ce sens, je fais parfois des projets massifs dans leur échelle, mais aussi des interventions plus secrètes.
DV: La diffusion de ces œuvres en réalité virtuelle est une question essentielle. Quel est l’intérêt de produire ces pièces si personne n’y a accès? A Acute Art, nous avons développé un musée que vous pouvez télécharger sur Steam, une plateforme en ligne dédiée à la réalité virtuelle. Si vous possédez un casque, vous pouvez télécharger les œuvres gratuitement et en faire l’expérience.
Quelle est l’économie de ce projet?
DV: Pour qu’il soit soutenable économiquement, nous avons développé un système basé sur l’adhésion payante de membres, comme dans les musées. Si vous êtes membre, vous pourrez accéder à toutes les œuvres que nous produisons. L’accès aux œuvres des artistes émergents est gratuit, et c’est une excellente manière de découvrir le monde de la réalité virtuelle, si vous ne la connaissez pas. Mais pour les œuvres de Jeff Koons, Marina Abramović, Anish Kapoor ou Ólafur, il faut être un membre. Pour le moment, cela ne concerne qu’un petit groupe de gens, car il faut vraiment aimer et l’art et la technologie, pour apprécier l’art en réalité virtuelle. C’est vraiment un médium magnifique. Et il existe déjà toute une subculture autour de cela.
Les images d’utilisateurs munis de casques de réalité virtuelle que l’on voit de plus en plus fréquemment dans les médias ne sont pas très parlantes. Quelle est d’après vous la meilleure manière de communiquer à propos d’un projet comme celui-là?
DV: Il est impossible de décrire la nature de ce que l’on expérimente dans une œuvre comme celle-ci. On peut toujours projeter sur un écran des images de ce que l’on voit, mais on n’a accès de cette manière qu’à un dixième, peut-être, de cette expérience. La réalité virtuelle est assez difficile à expliquer.
Comment envisagez-vous le développement de ce nouveau médium artistique dans un futur proche?
OE: Nous n’en sommes qu’aux prémices de la réalité virtuelle, mais si son développement n’est pas tiré vers les abysses par des entreprises privées, nous verrons se développer un degré plus grand de corporéité. L’évolution de cette technologie se fera à mon avis dans la direction d’une intégration de plus en plus grande du corps et de l’espace.
DV: Les gens impliqués dans la réalité virtuelle ont vraiment la responsabilité de la rendre accessible. Et les musées doivent œuvrer à sa popularisation et permettre qu’elle soit présente dans les expositions, les festivals, les événements publics, pour qu’on puisse l’expérimenter au lieu d’en parler. D’ici à quelques mois, les prix des casques vont baisser drastiquement. Et j’espère que les institutions vont se rendre compte de son importance!
A Genève, des «installations expérimentales»
Aux antipodes des projets monumentaux et des installations in situ pour lesquels l’artiste danois est désormais mondialement connu, l’Espace Muraille de Genève propose jusqu’à la fin d’avril une exposition d’œuvres de format modeste, qui puisent dans l’esthétique des instruments scientifiques. Eliasson les nomme «installations expérimentales» et l’on peut comprendre ce terme de deux manières, car elles résultent d’expérimentations menées par l’artiste et son équipe dans leur atelier berlinois et créent, chez les spectateurs, des expériences perceptuelles.
La première salle s’organise ainsi autour d’une série de petites sculptures murales qui créent des distorsions visuelles par réfraction lumineuse. On y retrouve le vocabulaire géométrique de l’artiste et ses matériaux de prédilection (verre, miroir). Plus étonnant, l’exposition présente une série d’aquarelles dont certaines ont été obtenues par fonte aléatoire d’un morceau de glace polaire, ou trois sculptures d’eau installées dans une salle obscure au sous-sol. Si l’ensemble des œuvres relève d’un format propre aux galeries commerciales – un choix étrange car l’artiste n’a de cesse d’essayer d’y échapper dans ses projets philanthropiques ou à large échelle –, l’exposition permet néanmoins de rentrer dans son processus de recherche et de comprendre les origines à la fois scientifiques et esthétiques de son travail.
«Olafur Eliasson – Objets définis par l’activité», Espace Muraille, Genève. Jusqu’au 28 avril. Entrée libre.