Sans doute la tour d’observation voisine permet-elle d’apprécier l’incroyable toit de verre du nouveau Musée Astrup Fearnley. Ses douces courbes, comme des voiles gonflées par le vent, l’architecte Renzo Piano les a imaginées pour une construction posée sur une sorte d’archipel. On est au bout d’Aker Brygge, chantiers navals d’Oslo reconvertis dès les années 90 en immeubles de bureaux, boutiques et restaurants avec vue sur le fjord (2500 places en terrasse!), à Tjuvholmen, «l’île des voleurs» en norvégien. Cette pointe a fait l’objet d’un concours d’aménagement séparé, entre quatre duos formés d’un entrepreneur et d’un architecte. C’était en 2002. La même année le Conseil municipal avalisait le choix du gagnant à qui, dans la foulée, le Port d’Oslo vendait le terrain. Aujourd’hui, Tjuvholmen, qui mêle logements, bureaux et commerces (dont quelques galeries d’art et un hôtel cinq étoiles), est presque achevé. A la pointe, l’architecture douce du Musée Astrup Fearnley fait le lien avec le paysage naturel, grâce aux courbes de son toit et aux façades en planches de tremble non traité de ses trois bâtiments séparés par un canal.

Installé depuis 1993 dans le complexe administratif d’Astrup Fearnley (commerce maritime, offshore, finances…), le musée, lorsqu’on l’a invité à rejoindre Tjuvholmen, a négocié une construction à sa mesure, avec plus de 4000 m2 d’expositions, boutique, café et auditorium. Le tout avec un bail de cent ans. Le coût de construction, environ 100 millions de francs, est à mettre en balance avec la valeur de la collection d’art contemporain. Là, il n’y a bien sûr pas de chiffres, même dans la transparente Norvège. Mais rien que ce Michael Jackson and Bubbles de Jeff Koons (une grande sculpture en porcelaine achetée environ 8 millions de francs en 2001) allié à ce Mother and Child de Damien Hirst (une pièce phare acquise après la Biennale de Venise en 1993 et le Turner Prize en 1995) permettent d’imaginer qu’elle est bien supérieure. D’autant plus que, pour chacun de ces mastodontes du marché de l’art que sont Koons et Hirst, la collection aligne une dizaine d’œuvres.

Ainsi, dans l’exposition inaugurale, on peut passer au milieu des corps coupés en deux dans la longueur d’une vache et d’un veau dans des vitrines de formol (Mother and Child Divided) mais aussi voir du même Hirst une reformulation du Christ et des larrons remplacés par des moutons, carcasses bouchères étripées et présentées tels des crucifiés (God Alone Knows, 2007), un amalgame de mouches dans de la résine qui semble un monochrome noir (Leukaemia, 2003), ou encore quelques pièces plus colorées, peintures de points ou de papillons signées en série par l’artiste. De Koons, le musée expose notamment une vitrine d’aspirateurs (d’une série de ready-made à la Duchamp des années 80), et quelques amusantes baudruches en acier inoxydable (une chenille sur son échelle, un dauphin et sa batterie de casseroles).

Derrière l’évolution d’une collection familiale commencée dans les années 60, un homme aussi discret que ses goûts artistiques sont volontiers tapageurs, Hans Rasmus Astrup. Ses intérêts pour l’art américain ont forgé l’identité de la collection. «C’est un art peu représenté en Scandinavie. Nous sommes complémentaires des musées publics qui traitent plus la scène locale», explique Gunnar B. Kvaran, directeur du musée. Cet Islandais, formé à l’histoire de l’art à Aix-en-Provence, a dirigé le Musée d’art moderne de Reykjavik et le Musée d’art de Bergen avant de prendre les commandes de l’Astrup Fearnley Museet. Il est aussi le commissaire invité de la Biennale de Lyon cette année. Pas vraiment le profil d’un homme qui se contenterait d’aligner les pièces les plus choquantes des dernières décennies dans de vastes salles. En fait, le nouveau musée permet de donner un nouvel élan à une politique subtile déjà esquissée auparavant. Notamment avec des expositions temporaires où la collection devient secondaire – même si la fréquentation d’autres œuvres lui permet aussi de se valoriser.

C’est le cas en ce moment avec Cindy Sherman, bien représentée dans la collection. L’exposition (jusqu’au 22 septembre), qui insiste sur la capacité de l’artiste à insuffler malaise et dégoût, est une coproduction avec le Moderna Museet de Stockholm et le Kunsthaus de Zurich. Ces collaborations internationales existent déjà depuis quelques années. L’opération la plus spectaculaire a sans doute été In the Name of the Artists, une bonne partie de la collection – quelque 200 œuvres d’une cinquantaine d’artistes – exposée dans le Pavillon de la Biennale de São Paulo lors de la fermeture de l’ancien musée, fin 2011.

Avec des intérêts pour l’Inde, le Brésil et la Chine ou encore la participation à un vaste projet lié aux jeunes artistes européens conçu par Hans Ulrich Obrist (la Fondation Beyeler est aussi partie prenante), le musée ne se cantonne décidément ni aux frontières américaines ni au tape-à-l’œil.

Et la présentation actuelle de la collection le montre. Bien sûr, on y trouve, côté américain, Jeff Koons et Matthew Barney (d’imposantes pièces de l’univers Cremaster qui avaient donné lieu à des films et à des expositions spectacles il y a une dizaine d’années), mais aussi Bruce Naumann, Felix Gonzalez-Torres, Robert Gober, Richard Prince (les images rephotographiées des publicités aux cow-boys d’un cigarettier).

Côté européen, Damien Hirst est accompagné, entre autres, par Francis Bacon (un de ses derniers grands triptyques, qui exprime le sacrifice, le supplice, inspiré par l’Orestie d’Eschyle, 1981) et par pas mal d’Allemands, comme Sigmar Polke (le très beau triptyque Apparizione de 1992), Anselm Kiefer (sa bibliothèque, Mésopotamie/la Grande Prêtresse, 1985-89, terrasse pour ce qu’elle exprime de savoirs inaccessibles), Andreas Gursky ou encore Thomas Struth.

Ces deux derniers font partie des points forts de la collection photographique, où l’on a plaisir à découvrir des Scandinaves. Et pour le reste du monde, cela va de l’Iranienne Shirin Neshat qui exprime en noir et blanc les tensions d’une société cloisonnée entre hommes et femmes, aux kitscheries érotiques de Takashi Murakami. Comme le souligne Gunnar B. Kvaran, l’art montré ici est largement narratif, il utilise le ready-made et l’appropriation plus qu’à son tour. Aussi témoigne-t-il d’un pan important de l’art de notre époque.

L’exposition porte un titre emprunté à Gilbert et George, bien sûr présents dans la collection, To be with art is all we ask. Pas sûr que beaucoup aient envie de vivre avec cet art-là, ou du moins, avec celui, parfois très abrupt, qui malgré une distribution entre salles monumentales et espaces plus intimes, étouffe quelque peu la réelle diversité de la collection. Il serait sans doute utile, lors d’une visite, de se ménager des sorties.

Là encore, la vue sur le fjord est certes très belle, mais on n’en a pas fini avec l’art. Derrière le musée est inauguré ce 11 août un parc de sculptures (elles appartiennent, elles, aux collections de l’entrepreneur-propriétaire du quartier) qui complète les œuvres installées dans Tjuvholmen pour lui donner un caractère artistique. Les Yeux de Louise Bourgeois, grosses boules de granite noir qui évoquent plutôt des seins, y côtoient par exemple un Totem très phallique de Franz West.

Le musée ne se cantonne ni aux frontières américaines ni au tape-à-l’œil