Le projet est un peu fou, comme toutes les histoires où quelques savants inventent une machine à remonter le temps pour trouver une solution à l'avenir de la planète, et de ses habitants. Sauf que là, au Palais d'hiver du Prince Eugène, il est question d'art avant tout. Le bâtiment baroque, trésor caché d'une petite rue de Vienne, est depuis 2013 seulement un des quatre lieux d'exposition du magnifique ensemble muséal du Belvédère. Il était en fait le principal lieu d'habitation du prince Eugène (1663-1736), militaire et mécène qui a aussi fait construire les palais du Belvédère supérieur et inférieur, depuis bien plus longtemps transformés en musées.

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Dans cette demeure viennoise, Olafur Eliasson raconte des histoires de machine à remonter le temps. Des histoires pour changer notre regard sur le monde, et peut-être le monde lui-même. Mais, en artiste, il laisse assez de place à chacun pour inventer aussi les siennes. Le Dano-Islandais, qui vit entre Berlin et Copenhague, s'implique plus fortement quand il fait fondre la banquise sous les yeux des Parisiens et des délégués de la Cop 21. Ou quand, en vrai chef d'entreprise, il lance sa Little Sun. Cette lampe solaire est proposée à des prix variables selon qu'on la trouve dans une boutique de musée ou dans des régions d'Afrique sans électricité (170 000 exemplaires y ont été vendus). Comme Olafur Eliasson a le sens de la communication, Little Sun est une expression qui a battu des records sur les réseaux sociaux.

Voir l’invisible

Un nouveau projet de lampe, Green Light, fabriquée avec des matériaux recyclés par des réfugiés logés près de Vienne, sera lancée en février au TBA21 – Augarten. Il s'agit de l'espace de la Thyssen-Bornemisza Art Contemporary, la structure de Francesca von Habsbourg, née Thyssen-Bornemisza, l'une des principales collectionneuses d'Olafur Eliasson, également à l'origine de cette exposition du Palais d'hiver. Petites lampes ou œuvres d'art, tout est, on le voit, lié à la lumière. Celle qui illumine les yeux des visiteurs du musée viennois, celle qui rend accessible le droit élémentaire de s'éclairer.

En visiteurs privilégiés, nous avons suivi l'artiste à travers son exposition. Avec la rapidité efficace d'un homme d'action, il donne clés et références. Il nous conduit dans la lumière jaune dont il a baigné les escaliers monumentaux, avec leurs atlantes musclés. Cette monochromie rejoue une œuvre de 1997, Yellow Corridor. Si elle ne sied clairement à aucun teint, elle oblige à redéfinir son regard. L'artiste évoque une «solution liquide» pour «voir l'invisible».

Quelques salles plus loin, les visiteurs sont conviés à jouer avec leur ombre, qui peut être considérée comme une variante du miroir. Moins intimidante que le face-à-face direct avec sa propre image, elle incite au mouvement. Elle est une invitation à être protagoniste plutôt que consommateur. Ici, l'installation Your Uncertain Shadow est plutôt intime, décomposant nos silhouettes en cinq couleurs, dans une salle modeste.

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Il y a tout juste un an, à Paris, la Fondation Louis Vuitton s'inaugurait avec une exposition Olafur Eliasson et les ombres projetées des visiteurs s'inscrivaient alors dans un vaste enchevêtrement de lignes tapissant une immense salle circulaire. Lors de notre visite, une jeune femme s'y projetait en de souples figures de danse, comme le pied à la main.L’enchevêtrement de lignes n'était par ailleurs pas du tout aléatoire. Il était conçu selon un système de symétrie quintuple connu sous le nom de grille d'Ammann, liée au nombre d’or et que l'artiste utilise régulièrement. Le modèle témoigne de son étroite collaboration, depuis 1996, avec l'architecte islandais Einar Thorsteinn, décédé ce printemps, lui-même héritier direct de Buckminster Fuller.On le voit, l'art du Scandinave se situe dans une tradition nourrie par le dialogue avec les sciences. Il œuvre aussi sans cesse avec les architectes et les designers les plus expérimentaux. Jeux de lumières, d'ombres, de miroirs, modèles géométriques, il utilise souvent le même vocabulaire tout en parvenant à rester spectaculaire, stimulant plutôt que sidérant, d'œuvre en œuvre, depuis une vingtaine d'années.

Créer du réel

Ainsi, le miroir est-il essentiel dans le palais d'Eugène. S'il paraît presque évident dans un lieu d'apparat, Olafur Eliasson l'utilise surtout pour transformer l'essentiel de la visite, dans une longue suite de salles en enfilade, en une installation globale. Et selon la salle, cette même paroi qui se prolonge joue un rôle différent. Ainsi, quand les visiteurs sont contraints à passer dans une longue arche grillagée (Fivefold Tunnel, créée en 2000 déjà, utilise le même motif quintuple que la salle circulaire de la Fondation Vuitton), ils se perçoivent dans cette situation d'enfermement provisoire.

Plus loin, le même miroir double un demi-cercle de métal pour le transformer en vaste anneau flottant au-dessus du plancher. The Weather Project, dans le grand hall de la Tate Modern, à Londres en 2003, fonctionnait selon le même principe de doublement d'un demi-cercle solaire. Ici, les vastes scènes de bataille qui ornent toute la salle se reflètent bien sûr elles aussi. Elles retracent les faits d'armes du Prince Eugène qui s'est fait un nom à 20 ans en sauvant Vienne des Ottomans (1683). Comme le souligne Olafur Eliasson, leur mise en miroir stimule notre attention. Et de nous signaler au passage un minuscule cycliste ajouté par un restaurateur facétieux parmi les soldats.

L'exposition est baptisée Baroque baroque, dans un doublement langagier à l'image de son art. Sans doute grâce à la continuité de l'œuvre du Scandinave, elle offre une réelle continuité même si elle est composée à partir de deux importantes collections: celle de Francesca von Habsbourg, et celle des Argentins Juan et Patricia Vergez, eux aussi très impliqués dans l'art et qui ont ouvert un lieu d'exposition dans une ancienne usine d'encre de Buenos Aires en 2006.

L'artiste crée du réel et le revendique comme tel. Notre possible implication en est la preuve. C'est vrai puisqu'on peut y agir. C'est vrai, et en plus c'est beau! A l'image du baroque, les mobiles colorés, les kaléidoscopes, les jeux de lumières et de couleurs qu'il conçoit sont tout à la fois des sources d'émerveillement et des invitations à nous questionner sur notre possibilité de façonner le réel. Et cette incitation à agir, toute gracieuse et ludique qu'elle puisse être, va clairement au-delà du monde de l'art.

A voir: Olafur Eliasson, Baroque Baroque, Palais d'hiver du prince Eugène, Vienne. Jusqu'au 6 mars 2016