Au Palais de Tokyo résonnent les «cris» de colère de Miriam Cahn
exposition
AbonnéLes œuvres inquiétantes et oniriques de l’artiste suisse plongent le public dans les stridences et le chaos du monde. Miriam Cahn est à l’affiche du Palais de Tokyo pour sa première grande rétrospective à Paris

Elle a la force du Cri d’Edvard Munch. C’est une œuvre coup de poing qui suscite une angoisse sourde, et, en même temps, réveille, secoue et éveille les consciences. Déguerpir (2021) figure un homme nu – un réfugié – qui prend la fuite. Désorienté, il tient à bout de bras un enfant, laissant derrière lui des immensités désertiques et rougeoyantes qui semblent s’embraser. Au loin, des écharpes de nuages blancs flottent sur un ciel orangé.
Une autre peinture montre un homme et une femme à moitié nus, tendus et anxieux, les bras dressés au-dessus de la tête. Ils sont stoppés nets dans leur course par une lampe torche dirigée vers eux qui les extirpe de la nuit enveloppante. Pourrait être moi est le titre de cette œuvre poignante qui date de 2008.
Les images de Miriam Cahn dépeignent des animaux faméliques, des êtres humains aux contours flous, vulnérables et meurtris, des visages inexpressifs en gros plans, le regard fiévreux, hagard et apeuré. Des scènes de masturbation, de pénétrations et de viols, des corps gisant en bord de mer recouverts de linceuls, une femme voilée d’un hijab, une main arrachée, des canons et des nuages sombres et lourds.
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Les yeux dans les yeux
Les œuvres représentant des personnages ont été accrochées – à la demande de l’artiste – sur les cimaises de sorte que leurs visages se trouvent au même niveau que ceux des visiteurs, les yeux dans les yeux. Pour les forcer à voir.
Les 200 œuvres assemblées sous les verrières du Palais de Tokyo – datant des années 1980 à nos jours – résonnent comme des cris de colère. Cris de colère contre la banalisation de la violence et de l’obscénité, contre la fuite en avant technoscientifique, l’apathie face à l’horreur, et la déshumanisation qui nous guette.
Vous l’avez compris, Miriam Cahn ne cherche pas à séduire, mais à éveiller, à réveiller les consciences et à les sortir de leur apathie en jouant sur la force des émotions que ses images suscitent.
Certains de ses petits bonshommes, rapidement esquissés, rappellent l’univers des dessins d’enfants, celui de l’art brut ou outsider. Les couleurs de ses huiles sont fortes et stridentes, les noirs de ses dessins, à la craie ou au fusain, sombres et voluptueux à la fois.
Ses œuvres, témoignant d’une urgence, d’une nécessité intérieure de peindre, sont toutes réalisées en moins de deux heures, avant d’être retournées et plaquées contre le mur de son atelier. Comme Edvard Munch, Miriam Cahn déploie sa pensée en séries, reliant les œuvres les unes aux autres.
Une œuvre politique
C’est la première grande rétrospective dans une institution française de cette artiste suisse qui vit à Stampa dans les Grisons. Montrée lors de grands événements internationaux comme la Documenta (2017) et la Biennale de Venise (2022), et lors d’expositions personnelles dans des musées européens à Berne, Madrid, Munich, Varsovie (2019) puis Copenhague (2021), son œuvre est, en revanche, encore peu connue aux Etats-Unis.
«J’ai été très marquée par la force de son travail lors de l’exposition que le Centre culturel suisse lui a consacrée, en 2014 à Paris. Je suis sensible à la fulgurance de sa pensée, à la vélocité de son geste pictural, à ses accords chromatiques inédits et parfois extraordinairement beaux, souligne Emma Lavigne, co-commissaire de l’exposition et directrice générale de Pinault Collection. C’est une peinture qui se développe comme un flux, une œuvre très politique.»
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Dès les années 1980, armes, tanks et navires de guerre peuplent ses œuvres comme en témoigne Beyrouth Beyrouth, bateaux de guerre (1982), un immense dessin à la craie noire figurant un cuirassé hérissé de canons pointus menaçant la terre et les cieux.
Inspiré des peintures noires de Goya, son travail se réfère, de plus en plus souvent, depuis les années 1990, aux déflagrations et grands conflits qui ont agité le monde: attentats du 11 septembre, guerre en ex-Yougoslavie et dans le Golf, révoltes des Printemps arabes, et plus récemment à la guerre en Ukraine.
Des images sans pathos
«Bien que son œuvre soit ancrée dans une opposition engagée et enragée à la violence, elle ne prend jamais la forme d’une plainte ou d’une lamentation politique. Ses images, dépourvues de pathos, sont une tentative complexe de répondre à la question de la limite de l’éthique et de la représentation: comment présenter l’injustice et la souffrance sans tourner à la parabole moralisatrice et comment éviter le piège du sensationnalisme?», s’interroge Marta Dziewanska, co-commissaire de l’exposition et conservatrice au Kunstmuseum de Berne.
Nombre de ses toiles évoquent l’exode massif des personnes à travers le monde du fait des guerres et du changement climatique; le dénuement, la peur, l’angoisse qui étreignent ces hommes et ces femmes poussés sur les routes, plongés dans un chaos qu’ils n’auraient pu imaginer dans leurs pires cauchemars. Les périlleuses traversées de la Méditerranée transformée, dans un silence assourdissant, en un immense cimetière dont témoigne notamment Mare Nostrum (2008) figurant deux personnages fantomatiques s’enfonçant dans les profondeurs d’une mer d’un bleu turquoise envoûtant. Le sujet de la migration est pour elle tout aussi personnel que politique. «Cahn étant d’origine juive, ce sujet concerne l’histoire de sa propre famille [qui a fui l’Allemagne dans les années 1930 pour se réfugier en Suisse, ndlr], l’histoire des populations persécutées en Europe et des migrations massives. Cahn veut mettre l’Europe devant ses responsabilités, empêcher la répétition de crimes similaires et être à la hauteur des idéaux démocratiques et humanistes du continent», écrit Amin Alsaden, commissaire d’exposition, éducateur et chercheur, dans le catalogue de l’exposition.
Rescapés d’une catastrophe nucléaire
Etudiante, Miriam Cahn s’est engagée dans le mouvement féministe et écologiste. Plus tard, elle a milité et alerté contre les dangers du nucléaire civil et militaire à travers sa série Bombes atomiques réalisées en 1988, deux ans après la catastrophe de Tchernobyl. Celle-ci montre de somptueuses et inquiétantes coulées jaunes, roses et bleu fluo, et d’étranges champignons rosés poussés vers le ciel par d’immenses déflagrations jaune citron. Ses petits personnages filiformes aux corps rose fluo ou bleu phosphorescent et aux visages sans trait – rappelant l’univers du Stalker du cinéaste russe Andreï Tarkovski – sont-ils les derniers rescapés d’une catastrophe nucléaire? Nuages (1988), sa somptueuse série de grands dessins cendrés à la craie noire, rappelle, elle, Pluie noire, du Japonais Shôhei Imamura, qui nous plonge dans l’holocauste nucléaire d’Hiroshima dans le sillage du 6 août 1945.
Son dernier cri de colère, Traîner par terre (2022), évoque la terre qui régurgite les corps martyrisés de Boutcha, cette ville proche de Kiev (Ukraine) où des massacres ont été perpétrés en février-mars 2022. Une masse sombre gît sur un sol violet surmonté d’un sfumato horizontal de gris et de bleus. «C’est vrai, l’art ne protège pas des balles, des tortures, des viols et autres moyens de destruction qu’une personne peut utiliser contre une autre […] C’est ainsi que l’humanité tourne en rond, comme piquée. Et seuls la culture, l’art nous donnent le superpouvoir de tendre un miroir à nos yeux fatigués», écrit Iryna Tsilyk, réalisatrice et écrivaine ukrainienne, dans un texte du catalogue, La Voie de l’ouroboros, en référence à ce serpent qui se mord la queue.
«Miriam Cahn. Ma pensée sérielle.» Palais de Tokyo. 13, avenue du Président Wilson, Paris, Jusqu’au 14 mai