Marie Docher, Laeila Adjovi, Elina Brotherus, Karen Knorr, Malala Andrialavidrazana, Hélène Jayet… Vous ne les connaissez pas? C’est normal. Elles sont une espèce en voie d’apparition. Des femmes photographes. Jeudi, elles sont montées sur la scène de Paris Photo, la plus grande foire internationale de photographie, pour dire leur ras-le-bol d’être invisibles. Ensemble, elles ont lu un manifeste et rappelé les chiffres. Les femmes représentent 60% des diplômés d’écoles d’art mais 20% des artistes exposés en France. 10% des prix décernés dans le monde de l’art le sont à des femmes. «L’histoire de la photographie est souvent invoquée pour justifier notre absence des collections et des cimaises. Mais quelle histoire? Les femmes se sont emparées du médium depuis ses origines et se sont illustrées dans tous les domaines, de la photo scientifique au reportage de guerre.»

«Génie masculin»

Un parcours 100% féminin, concocté par Fannie Escoulen, exhume en effet des pépites à travers le salon, œuvres d’artistes célébrées comme Dorothea Lange (lire ci-dessous) et Cindy Sherman ou de presque inconnues comme Joan Lyons et Lisa Sartorio. «Seules la moitié des quelque 200 galeries présentes ont répondu à l’appel et envoyé des images», déplore la commissaire. Un questionnement aux non-participants récolte des sourires et des excuses gênés: «Un parcours femmes? Nous n’étions pas au courant…» Paris Photo, comme le reste des manifestations et institutions françaises, expose 20% de femmes seulement. Certains galeristes admettent n’en compter qu’une ou deux dans leur écurie. «Ce n’est pas par choix, c’est la force des choses, explique-t-on à la Galerie RX. Il y a sans doute moins de femmes photographes.» «On ne regarde pas le sexe, c’est le talent qui prime», avance un autre. «Les femmes photographes ne sont pas moins nombreuses que les hommes. Elles seraient donc cinq fois moins talentueuses? Quelle insulte c’est nous faire!» s’insurge Marie Docher, à l’origine du collectif #LaPartDesFemmes, du site Visuelles.art et du manifeste lu jeudi. «L’idée prévaut toujours que le génie ou le talent seraient masculins.»

Harcèlement sexuel

Soucieuse de voir comment elle se situait, La galerie Les Filles du Calvaire a dressé ses statistiques: «Nous avons réalisé que nous étions à 45%, sans chercher à promouvoir les femmes, juste en programmant ce que l’on aime. On ne comprend pas pourquoi ce ne serait pas le cas ailleurs», note Laëtitia Ferrer. Un colloque organisé dans le cadre de Paris Photo – et tenu devant un parterre très majoritairement féminin – a énuméré les raisons: réseautage et cooptation des hommes entre eux, qui détiennent la plupart des postes clés dans les institutions ou les maisons d’édition, maternité réelle ou supposée, sexisme et harcèlement sexuel… «Que se passe-t-il quand vos seins attirent plus le regard que vos images? A combien se réduisent vos chances après avoir refusé les avances d’un éditeur, d’un galeriste, d’un mécène?» interroge le manifeste. Les femmes, moins exposées et publiées, sont moins cotées donc moins exposées, etc. Un cercle vicieux qui finit parfois par leur faire abandonner la partie. Et tout le monde de se renvoyer la balle. «Si les femmes ne sont pas montrées dans les musées et les festivals, ce n’est pas notre boulot de le faire et de prendre ce risque financier», estime la galeriste Clémentine de la Féronnière, qui promet cependant que sa prochaine exposition sera consacrée à une artiste féminine.

Quotas

Les autorités sont conscientes du rôle qu’elles ont à jouer. «Dès que l’on se met à compter, on se rend compte que les femmes sont moins exposées, moins rémunérées et moins récompensées. Mais s’il est important de compter, il est nécessaire d’agir», tempête Agnès Saal, haut fonctionnaire à la diversité et à l’égalité au Ministère de la culture. «Le ministère a donc adopté en février une feuille de route fixant des objectifs pour atteindre graduellement d’ici à 2022 la parité dans les postes de direction des institutions publiques comme dans la programmation. Ceux qui ne les respectent pas auront des malus financiers. C’est le seul levier! Une charte a également été transmise aux écoles d’art.» La mesure, souligne la haut fonctionnaire, a été très mal reçue, l’argument étant une fois encore que «seul le talent compte». «Au départ, j’étais opposée aux quotas, mais je crois finalement qu’il faut forcer les gens à aller chercher les merveilles qui existent. Il n’est pas normal que 80% de l’argent public revienne aux hommes», soutient Marie Docher.

L’impulsion d’une action à Paris Photo est venue de Marion Hislen, déléguée à la photographie au sein de la Direction générale de la création artistique, qui dépend du Ministère de la culture. «L’affaire Weinstein a marqué un tournant et la prise de conscience est en train de se faire, avance l’ex-directrice du festival Circulation(s). Les institutions subventionnées par des fonds publics doivent être exemplaires, et si elles programment et révèlent des femmes, les autres suivront. Cela dit, la responsabilité d’agir incombe à chacun, à tous les niveaux. Les choses ne changeront pas d’elles-mêmes. Il est donc nécessaire de prendre la parole à des moments forts. Une conférence sur le machisme du photojournalisme a été organisée à Visa pour l’image. Il y a maintenant Paris Photo. Quant à Arles, les organisateurs ont été suffisamment touchés par la lettre ouverte publiée cet automne je crois!»

Le 3 septembre dernier, une lettre (#LaPartDesFemmes) publiée dans Libération et adressée à Sam Stourdzé, directeur des Rencontres photographiques d’Arles, relevait que 47 des 49 éditions du festival avaient été confiées à des directeurs artistiques masculins et que moins de 20% de femmes y étaient exposées.

En Suisse, la situation ne semble guère différente. Cette année, le festival Images a programmé 30% d’artistes femmes. Sur les 23 expositions monographiques du Musée de l’Elysée depuis 2013, il y avait… une femme. L’année prochaine, heureusement, Jan Groover et Martine Franck relèveront un peu la moyenne. Et reGeneration3, consacrée aux jeunes talents, comptait en 2015 28 femmes sur 50 artistes. Une espèce en voie d’apparition.


Pour aller plus loin:

Le site internet Visuelles.art vise à «comprendre ce que le genre fait à l’art» par une série d’entretiens filmés avec des sociologues, commissaires d’expositions ou historiens de l’art.


Dorothea Lange, sur le terrain

Le Jeu de Paume consacre une très belle rétrospective à la photographe américaine.

Tout le monde connaît sa photographie d’une «mère migrante», le regard anxieux, deux enfants dans le cou et un bambin au bras. Beaucoup ignorent son nom: Dorothea Lange est la première femme photographe à avoir connu une rétrospective au MoMA de son vivant, juste derrière Kertesz, Evans et Steichen. Le Jeu de Paume lui consacre une très belle exposition. L’institution, dirigée depuis douze ans par Marta Gili, sur le départ, est exemplaire en termes de programmation féminine, avec un taux de 45%. «Toutes les femmes que nous exposons, connues ou non, contemporaines ou non, interrogent la société dans laquelle elles vivent. A cet égard, Lange est incontournable, souligne Pia Viewing, commissaire. Elle a inventé un nouveau vocabulaire visuel; les gens ne posent pas pour elle, ils ne sont pas habillés pour la photographie, elle les montre tels qu’ils sont. Elle parvient à les mettre à l’aise car elle a cette capacité d’analyse de la condition humaine. Personne ne faisait cela à l’époque, hormis les photographes portés par une idéologie comme le communisme.»

Au début des années 1930, l’Américaine quitte son studio de portraitiste à San Francisco parce qu’elle veut comprendre le monde dans lequel elle vit, secoué par la Grande Dépression. Elle descend dans la rue et photographie ici un chômeur, là un sans-abri. En 1935, la Farm Security Administration la mandate avec d’autres pour documenter la crise et les effets du New Deal. Ce sera la femme migrante, une ferme abandonnée, un charpentier sans emploi. Plus tard, en pleine Deuxième Guerre mondiale, l’armée lui demande de photographier la déportation de 110 000 citoyens nippo-américains suite à l’attaque de Pearl Harbor. Le reportage sera censuré jusqu’en 2006.

Quel que soit le sujet, les modèles de Dorothea Lange semblent toujours poser sans en avoir l’air, se laisser faire en tout cas. La force de leur regard frappe dans chacun des portraits – d’une puissance esthétique rare –, la dignité aussi, même chez les Japonais déportés. L’empathie de la reporter est évidente, son apport à l’histoire de la photographie également.


Dorothea Lange: Politiques du visible, jusqu’au 27 janvier 2019 au Jeu de Paume, à Paris.