Photographies, vos papiers svp!
Photographie
Aux douanes suisses, la photographie n’est pas traitée avec les mêmes égards que la peinture, la sculpture ou les installations. Un exemple parmi d’autres qui montre que depuis son invention, la discipline peine à pénétrer officiellement le monde de l’art

Cela fait près de vingt ans qu’elle travaille dans la photographie et elle n’en est pas revenue; en juin dernier, les tirages attendus pour l’exposition de Mishka Henner au Musée des Beaux-Arts du Locle restent bloqués en douane. Motif avancé: les formulaires indiquant qu’il s’agit d’une œuvre d’art ne sont pas été acceptés. «Après téléphone avec les douanes, j’ai appris avec la plus grande consternation que s’agissant de photographie, l’objet ne peut être considéré comme une œuvre d’art au même titre que la peinture, le dessin, le collage ou la lithographie», relate Nathalie Herschdorfer, directrice des lieux et ancienne conservatrice au Musée de l’Elysée.
Pour les douanes, la photographie n’est généralement pas un art
En Suisse, les œuvres d’art sont exemptées de la TVA ainsi que des droits de douane. Mais pas toutes. Une version de la Loi fédérale sur les douanes, reprenant des dispositions plus anciennes, dressait en 2007 une liste de ce qui pouvait être assimilé à une œuvre d’art à l’importation. Y figuraient la sculpture, la peinture, les estampes, les collages, les coulages, les reproductions de chefs-d’œuvre, les lithographies, les sérigraphies, les installations, les œuvres inachevées etc., mais pas la photographie. Un article plus récent de la même loi stipule que seules sont exemptées les œuvres d’art créées par des artistes peintres ou des sculpteurs.
Les exceptions
Un texte daté de 2000 et concernant les opérations réalisées sur le territoire suisse mentionne, lui, «les photographies prises par le photographe lui-même, dont il a opéré ou surveillé le tirage et qu’il a signées et numérotées. Le nombre total des tirages ou impressions ne doit pas excéder 30 exemplaires, tous formats et supports confondus. Ne valent pas prestations culturelles les photos publicitaires, les photos de presse, les photos de mariage et les portraits. Les chiffres d’affaires réalisés dans ces domaines sont soumis à la TVA au taux normal». D’où une situation confuse que même les fonctionnaires les plus zélés ont eu de la peine à démêler à notre demande. «La Direction de la Douane, Section TVA et l’Administration fédérale des contributions, Division principale TVA, sont deux offices autonomes en ce qui concerne les procédures de législation. Voilà pourquoi il y a cette différence de traitement», admet Rémy Capt, responsable-adjoint de la division des contrôles externes de la TVA.
La photo, ça se taxe!
«Nous considérons la photographie différemment des beaux-arts et avons l’habitude de la taxer, note Jean-Claude Bruttin, chef de la section Tarifs et Régimes Douaniers, à Genève. Cela tient au fait qu’elle soit réalisée avec un appareil et reproductible. Et puis, à partir de quand peut-on dire que c’est un artiste qui prend la photographie et non Monsieur tout le monde? J’ai fait de très belles photos de vacances avec mon Iphone, suis-je un artiste?» Mais le jugement intervient indépendamment de la qualité d’une production, puisqu’une croûte peinte par un amateur du dimanche sera considérée comme une œuvre d’art et exonérée de taxes tandis qu’un tirage commandé chez Magnum passera dans les filets de l’administration fiscale.
L’entreprise genevoise Harsch, spécialisée dans le transport d’œuvres d’art, détaille le processus: «Pour les droits de douane, les frais s’élèvent à 77 francs pour 100 kg bruts, c’est-à-dire emballage compris. La loi est faite comme cela et nous l’appliquons. Un tirage, même emballé dans une caisse, ne dépassera pas les 20-30 kilos, ce qui fait des montants très faibles quand on sait le prix des photographies aujourd’hui. Quant à la TVA, l’artiste est exempté s’il a fabriqué l’œuvre de ses mains, ce qui ne marche pas avec la photographie taxée à hauteur de 8%», souligne le directeur Gérard Kohler, précisant cependant que les interprétations des textes peuvent varier d’un bureau de douane à l’autre.
Si c’est une machine, ce n’est pas de l’art…
«Machine versus main…, ajoute Nathalie Herschdorfer. Je n’ai pas osé dire au douanier que Mishka Henner n’a pas pris lui-même la photographie mais qu’il a utilisé Google Earth!!! Tout cela est quand même très surprenant en 2016, alors que la photographie est tellement exposée, y compris dans les musées de beaux-arts et des foires comme Art Basel. Le musée Rath vient de montrer les collections photographiques des musées genevois, la fondation Bayeler présentera Tillmans en juin prochain et ce ne sont pas des lieux dédiés à cela.» Faut-il encore rappeler que des tirages se vendent désormais à plusieurs millions de francs et que de nombreuses galeries proposent de la photographie à leurs clients? La situation semble ironique dans un pays extrêmement présent sur la scène photographique internationale, recensant nombre de talents, d’écoles et de musées de la photographie. Les pays voisins ne connaissent pas cette différence de traitement.
Une vision très XIXe siècle
Christian Pirker est avocat spécialisé en droit de l’art. Pour le Genevois, le droit fiscal et le droit d’auteur – le premier renvoyant au deuxième dans la dernière version de la loi sur la TVA – «restent empreints d’une vision romantique du 19è siècle qui considère qu’une œuvre d’art est le fruit d’un travail manuel de l’artiste («la belle main»), or la photographie et le XXe siècle ont totalement remis en cause cette distinction»: «Historiquement, certains considéraient que la photographie était un procédé purement mécanique consistant à «appuyer sur un bouton»; ce qui se passe parfois encore dans le droit est la queue de comète de ces considérations».
Peter Haas, collectionneur d’art zurichois, a contesté cette pratique discriminatoire devant la justice, allant jusqu’au Tribunal fédéral en 2008. Ce dernier a répété que «les œuvres de photographes ne sont pas mentionnées dans la Loi sur la TVA. Ainsi, ceux-ci sont soumis à un contrôle des importations.» «J’étais sûr de gagner, je ne comprends pas cette différence entre la taxation à l’intérieur du pays et à l’extérieur. Il y a trop de juristes à l’administration! Mais je ne m’estime pas battu, je vais essayer de relancer le combat en sensibilisant les galeristes alémaniques», indique l’amateur d’art. A l’époque, l’homme avait notamment été soutenu par Urs Stahel, alors directeur du Fotomuseum. «Je voulais changer la manière dont la photographie est considérée en Suisse.
Les paradoxes
Si une photographie est retouchée à la peinture, alors elle devient une œuvre d’art aux yeux des douanes. C’est ridicule!, estime l’actuel président de l’Association suisse des institutions pour la photographie. Mais le problème de la photographie, c’est qu’elle est utilisée pour toutes sortes de choses. Seul 1% ou moins encore relève de l’art; comment les douanes peuvent-elles composer avec cela et faire la distinction? Ce n’est franchement pas évident.»
L’affaire Brancusi
La mésaventure de Nathalie Herschdorfer lui a rappelé celle, éminemment célèbre, de «L’Oiseau dans l’espace», de Brancusi, bloqué par les douanes new yorkaise en 1926. Les fonctionnaires avaient alors estimé que la sculpture longiligne ne pouvait tenir de l’art mais qu’il s’agissait d’un «objet métallique manufacturé» devant être taxé à hauteur de 40% du prix de vente. Sous les protestations de l’auteur, soutenu par Marcel Duchamp et Edward Steichen notamment, ils libérèrent l’oiseau avec la mention «ustensiles de cuisine et matériel hospitalier.» L’affaire est allée jusqu’à la cour, qui donna raison à Brancusi en 1928.
Le débat remonte à loin
«Le débat de savoir si la photographie relève de l’art existe depuis son invention. Pour certains, il ne s’agit que d’une reproduction mécanique très précise, rappelle Urs Stahel. J’ai affronté cela dès la création du Fotomuseum en 1993 avec des débats encore plus vifs lorsqu’il s’agissait de photographies en couleur. Aujourd’hui, les gens ont compris que l’on peut faire de l’art avec la photographie mais il y en aura toujours quelques-uns pour réfuter cela. Il existe un röstigraben entre l’art et la photographie.»
Manque de considération helvétique
D’autres exemples témoignent de ce manque de considération helvétique pour le huitième art, là où le MoMa a ouvert son département ad hoc en 1937. Les prix fédéraux, ainsi, récompensent chaque année les talents en théâtre, musique, danse ou littérature tandis que les photographes sont rattachés à la catégorie design. «C’est une question de choix politique. Nous avons commencé par un certain nombre de prix. Quatre photographes ont été récompensés cette année et c’est cela qui compte», notait le conseiller fédéral en charge de la culture Alain Berset dans une récente interview au Temps. Exemple plus frappant encore, le Fotomuseum, pour ne citer que lui, s’est fait retoquer à l’entrée d’une association suisse de musées d’art.
En 2015, l’artiste américaine Taryn Simon a exposé au Centre d’art contemporain de Genève ses images des 1065 objets retenus en 24 heures par les douanes de l’aéroport JFK. Allez savoir combien ils ont été taxés!