A qui cherche une œuvre en forme de portique, afin de pénétrer dans les meilleures conditions au sein de la peinture de Pierre Bonnard, l’exposition que présente la Fondation Beyeler offre l’embarras du choix. De la rue au jardin, de la salle à manger à la salle de bains en passant par les intérieurs modulés à l’aide de fenêtres et de miroirs, c’est en effet la «maison imaginaire» de Bonnard qui s’ouvre au visiteur, selon les vœux du commissaire Ulf Küster. Notre choix s’arrêtera sur Le Jardin sauvage (La grande terrasse), tableau qui vous absorbe au sein de sa nature foisonnante et versicolore.

Pourquoi cet effet? Entre autres, parce que comme dans d’autres compositions le peintre combine ici plusieurs perspectives, de manière à écarter et creuser l’espace. En témoigne la position d’une petite table de jardin, qui devrait être vue de profil et dont le plateau est néanmoins perçu du dessus, et qui n’attire l’attention que pour mieux la diriger, la projeter serait mieux dire, vers la dégringolade végétale qui mène à la mer et au ciel, tout là-bas…

Par le biais de l’ensemble réuni, une soixantaine de toiles dont aucune n’est une œuvre mineure, les organisateurs réussissent à pénétrer dans une certaine mesure l’énigme cultivée par Pierre Bonnard. Un artiste qu’on rattache au groupe des nabis, dont il fut l’âme, qu’on rapproche également parfois de l’impressionnisme, eu égard notamment à son amitié avec son voisin Claude Monet, mais qui n’en a pas moins poursuivi sa voie solitaire, pas si éloignée de la voie suivie par Matisse, autre merveilleux coloriste. A l’encontre des impressionnistes, Bonnard n’a jamais peint sur le motif, de peur, disait-il, de perdre sa liberté: «Moi, je suis très faible, il m’est difficile de me contrôler devant l’objet.» Aussi réalisait-il des croquis, quelques griffonnages, avant de recomposer la scène dans son atelier. D’où l’infidélité du chromatisme par rapport au réel, mais sa plus grande fidélité sans doute à la vision intérieure.

Auteur d’un article du catalogue, Evelyn Benesch exprime joliment la manière qu’a Bonnard de sucer en quelque sorte les teintes des arbustes et autres éléments du paysage, les roses, les gris, les ors, pour les brouiller et les disposer à nouveau: «On dirait que convergent ici, soustraites au cycle des saisons, les couleurs de toutes les plantes qui fleurissent avec exubérance dans le jardin du «Bosquet» au cours d’une année – le jaune frais du mimosa, les tons les plus divers de rouge, de rose et de violet des lauriers-roses, des bougainvillées et des roses, les infinies variétés de vert du thym, du romarin et de la sauge…» «Le Bosquet» étant le nom de la deuxième maison, située sur la Côte d’Azur, qui a compté dans la vie du peintre, la première, appelée «Ma Roulotte», se trouvant proche de Giverny. Plutôt que l’instant et les variantes chromatiques dues aux inflexions de la lumière, Bonnard, qui comme Monet revient sans cesse sur les mêmes motifs, le jardin, la table garnie, la baignoire, vise une sorte de temps suspendu. Modèle, muse et épouse, Marthe semble ne pas vieillir au cours des décennies de vie commune – du moins telle qu’elle apparaît dans l’œuvre!

S’il prise les genres du paysage et de la nature morte, Pierre Bonnard, qui à l’instar de ses contemporains a été marqué par la découverte des estampes japonaises, répandues sur le marché occidental à partir des années 1880, n’en oublie pas la figure pour autant. Une figure presque fondue dans le décor et qui ne s’en dégage que dans un deuxième temps. Ce seront les personnages caméléons du ­Jardin au petit pont, verts sur vert, la fillette à la grosse tête orangée sur fond orange de Bord de mer sous les pins, la présence récurrente de Marthe à la table où assiettes, tasses et fruits évoquent un quotidien si bien répété qu’il semble immobile. Même le chien, aux côtés de la femme, même le chat blanc curieux de tout trouvent dans ces tableaux une posture d’éternité. Dans le cabinet de toilette, dont le peintre nous donne une vision ­chatoyante, figure la grande baignoire, où le modèle féminin apparaît comme embaumé avant l’heure. Décédée en 1942 d’une tuberculose chronique, Marthe n’aura pas vu achevée la dernière toile de ce cycle des baignoires, qui représente son tombeau, dans le sens poétique de la déploration et de l’hommage.

Longtemps fêté comme le peintre du bonheur et, comme le bonheur paraît suspect, de la superficialité, Pierre Bonnard est désormais mieux compris, en tant que peintre et en tant qu’homme. A l’ironie et à la fantaisie instillées dans l’œuvre de jeunesse, qui tourne gentiment en dérision le ballet des nourrices et des petits chiens dans les rues de Paris ou fait entendre le frou-frou des robes blanches dans La Partie de croquet, succède l’inquiétude ténue qui, dans les milieux bourgeois notamment, anticipe l’approche de la guerre. Une composition telle que L’Eté, pour sa part, remonte à la Première Guerre mondiale (1917); les personnages au premier plan, bleus dans l’ombre bleutée, ainsi que l’immuable petit chien des Bonnard, se présentent comme un tremplin vers la zone ensoleillée en contrebas, où deux femmes nues prennent un bain de soleil. Cette œuvre incongrue allie fantaisie et plénitude.

Fondation Beyeler Baselstrasse 101, Riehen/Bâle, tél. 061 645 97 00. Tous les jours 10h-18h (me 20h). Jusqu’au 13 mai.

En une soixantaine d’œuvres, on pénètre l’énigme de l’artiste