Délicieux et tyrannique, pugnace et hyperactif, picaresque et sans aucun complexe. Bref, de Pierre Keller, on aurait envie de dire qu’il est haut en couleur. My Colorful Life, c’est d’ailleurs le titre du livre qui vient de sortir sur l’œuvre de l’artiste et ancien directeur de l’ECAL – «parce que je mène une vie de couleurs et de plaisir, une vie de vagabond et de sexe», résume son auteur, dont on réduit trop souvent le travail à ses séries de croupes de chevaux et ses images de garçons en mode gros câlin. «Alors oui, les gens de l’art connaissent mes photos, le grand public beaucoup moins. J’ai eu envie de lui montrer ce que j’ai fait.»

Fasciné par le Polaroid

C’est avec le graphisme que Pierre Keller entame son aventure dans l’art. Il travaille d’abord en Italie pour des galeries, où il s’initie aux avant-gardes. Il se lance ensuite dans la sculpture, après avoir découvert à Montréal en 1971 l’art minimal et l’art conceptuel. La photographie viendra en 1975. L’artiste expose à la Biennale de Paris des images prises dans le cimetière monumental de Gênes. «Durant cette exposition, j’ai pris le train de nuit de Lausanne à Paris, j’ai acheté un Polaroid 5x70 avec dix films sur la place de la Gare et j’ai commencé à prendre des photos», raconte Pierre Keller au curateur suisse Hans-Ulrich Obrist dans l’entretien qui accompagne le bouquin.

«J’ai tout de suite été fasciné par cet appareil – même s’il ne marchait pas encore très bien, ce qui ajoutait même un petit côté amateur. La photo ne m’a jamais intéressé en tant que technique, ou pour sa perfection qualitative. Ce qui m’intéresse, c’est l’image, et ce qui en sort.» Un jour, il débarque à New York. Il rencontre Mapplethorpe et Keith Haring, fréquente le Meatpacking District, le coin le plus délirant de la ville qui ne dort jamais. «C’est là que j’ai démarré mon travail photographique, avec mon pantalon treillis, le Polaroid dans une poche, les films dans l’autre.»

Un regard extérieur

Publié chez l’éditeur zurichois Patrick Frey, My Colorful Life est un épais volume de 400 pages dont le format carré reprend la forme typique des Polaroid que l’artiste a massivement utilisés entre 1974 et 1984, «jusqu’à ce que la production des films s’arrête. Après, je suis passé à autre chose», précise celui qui a laissé à Nicolas Pages, auteur et artiste, le soin de piocher dans ses archives pour trouver 400 photos parmi les 5000 tirées durant cette période. «C’était essentiel pour moi d’avoir quelqu’un qui porte un autre regard sur ces travaux.»

Des travaux dont l’esthétique entre l’image souvenir et le cliché documentaire, entre la photo prise à la sauvette et l’objet contemplatif, avance de pair avec l’œuvre de l’Américaine Nan Goldin, dont Nicolas Pages fut d’ailleurs l’assistant dans les années 1990. Ce dernier a pris la volonté de Pierre Keller au mot en jouant sur la palette de couleurs, faisant contraster les différentes carnations d’épiderme, composant avec le rouge turgescent des verges et les bleus des étreintes matinales. Pierre Keller aime le sexe et ne s’en est jamais caché. Au point de souvent associer la photographie à l’acte amoureux.

Périple érotique

Et de l’amour, il y en a au fil de cette odyssée où les compagnons de voyage ne laissent aucune ambiguïté sur les activités proposées. Certaines images font d’ailleurs penser à la série Torso d’Andy Warhol, lui aussi amateur de corps masculins et du procédé instantané, qu’il utilisait plutôt à la manière d’une technique de croquis. Le propre des Polaroid est aussi qu’ils sont presque impossibles à identifier dans le temps. «Je ne voulais pas d’ordre chronologique. Aucun de ces clichés n’est d’ailleurs daté. On sait juste qu’un intervalle de dix ans réunit toutes ces photos. En somme, ce livre, c’est un album d’images.» Un album qui se feuillette comme un périple érotique à travers des îles et des villes. La quatrième de couverture dresse la liste de tous les endroits où l’artiste s’est arrêté selon un plan de vol de long-courrier. Bombay, Chicago, Porto Rico, Massada, Grandvaux, Mykonos, Istanbul… Il y a en tout 63 escales.

Les voyages forment la jeunesse. Ils servent aussi à garder la curiosité éveillée. Pierre Keller, 73 ans, cultive ainsi son esprit agile. «Je viens de terminer une série de photos intitulée Flor de Cuba, des images assez kitsch que j’ai prises avec mon smartphone. Il est devenu mon unique appareil. De toute façon, je suis plutôt nul en prise de vue.»


Pierre Keller, My Colorful Life, Ed. Patrick Frey, 400 p.

Exposition au Consortium de Dijon jusqu’au 20 mai, et au QG de La Chaux-de-fond du du 18 mai au 17 juin. Présentation du livre et rencontre avec Pierre Keller le 14 mars au Musée de l’Elysée dès 18 heures, Av. de l’Elysée 18, tél. 021 316 99 11.