Il y a de ces prénoms qui en disent long. Qui vous donnent une piste, vous dévoilent déjà les contours de leur propriétaire. «Pierre-Kastriot» est de ceux-là. Un premier maillon très français, un second typiquement albanais – prononcé en roulant le «r» –, associés par un simple trait d’union. Habile mélange des origines.

Et parfaite carte de visite du jeune homme qui le porte. Né à Bienne de parents réfugiés politiques ayant fui le Kosovo au début des années 1990, Pierre-Kastriot Jashari a passé toute sa vie en Suisse, au cœur de la diaspora albanaise. A 24 ans, il est ce qu’on pourrait appeler un produit hybride. Et tient désormais à mettre ces racines composites en lumière. A la fin de septembre, il remportait la première Enquête photographique Jura bernois. Le projet du lauréat, sélectionné parmi 27 candidats? Documenter la jeunesse locale… dans tout ce qu’elle a de plus multiculturel.

«Rentre chez toi!»

«Le Jura bernois, je connais bien. On s’y rendait souvent pour voir des amis de la famille, nous explique Pierre-Kastriot dans un bistro biennois, moustache résolument hipster, souriant devant son thé froid. Quand j’ai reçu l’appel à idées, je me suis dit: sois sincère avec ta vision de la région.» Autrement dit, celle d’appartements où résonnaient des tubes albanais et où l’écran diffusait plus souvent Euronews que la SRF. Bien loin du cliché vaches-pâturage. «Dans ces petits villages, les cultures et traditions étrangères se renforcent encore davantage», constate Pierre-Kastriot.

Montrer toutes les facettes de l’immigration, la richesse culturelle mais aussi l’isolement, tient à cœur de celui qui, petit, a lui-même expérimenté les joies de l’intégration: l’angoisse de la guerre au «bled»; les «tête plate» ou «rentre chez toi!» lancés par les camarades de classe; le sentiment de ne se sentir ni d’ici ni vraiment de là-bas.

Un «vrai métier»

L’expérience aussi de voir certaines portes closes. «Je viens d’un milieu où un métier, c’est un «vrai métier». J’ai longtemps eu l’impression que la photo ne pouvait pas être pour moi.» Le scepticisme de certains enseignants n’aide pas. Pourtant, d’aussi loin qu’il s’en souvienne, Pierre-Kastriot aime le sentiment de l’appareil entre ses doigts. «A 8 ans, je filmais ma sœur qui dansait et, ado, j’adorais regarder MTV car je trouvais l’univers du vidéo clip fascinant!»

Mais les sillons de l’éducation sont trop profonds. Alors, après le gymnase, il s’inscrit en informatique à l’EPFL – une branche d’avenir. Il tiendra un jour. S’ensuit une année de flottement, durant laquelle Pierre-Kastriot passe son temps à regarder les films du photographe américain Larry Clark. «Les gens me disaient: «C’est bizarre, ce que tu regardes», rigole-t-il. Mes parents ont fini par comprendre qu’il n’y avait que ça qui m’intéressait.» L’ECAL lui tend les bras.

Aucun refuge

Direction Lausanne, loin des attentes et du contrôle social. Pourtant, très vite, ses racines le rattrapent. Alors que lui-même vit un coming out délicat, l’étudiant consacre son premier projet d’envergure, Bonu Burrë! («Sois un homme»), à l’homosexualité dans la communauté albanaise. En terres suisses, d’abord, puis kosovares, où Pierre-Kastriot s’immerge pendant plusieurs semaines. «Il y a encore beaucoup d’Albanais qui disent «ça n’existe pas chez nous». Alors j’ai voulu offrir une visibilité à ces personnes.»

Rien de moins simple. Rares sont ceux qui acceptent de s’exposer, de crainte d’être insultés, agressés, reniés. «Il n’existe là-bas que deux petites associations sans moyens, aucun refuge, à part celui de fuir en Macédoine ou en Albanie. Alors la plupart des personnes LGBT vivent une double vie», lâche le photographe, précisant, avec une pudeur presque adolescente, que l’intensité émotionnelle du reportage a pu être lourde à porter.

Créer des ponts

Pudeur, justement, mais aussi défiance et dignité: les portraits de Bonu Burrë! reflètent tout ça à la fois, jouant avec l’ombre et la lumière pour préserver l’anonymat – et montrer la place grignotée par le tabou. Couplée d’un film, la série décroche le Prix de photographie des droits humains à Genève. Mais surtout, Pierre-Kastriot parviendra à la projeter lors d’un festival à Prizren, au Kosovo. «C’était un aboutissement personnel de l’envoyer là-bas, de lancer le débat», se réjouit l’artiste.

Prendre des clichés pour déconstruire ceux qui subsistent, voilà comment Pierre-Kastriot conçoit la photographie. L’occasion aussi d’initier ses modèles, qui n’y sont pas souvent exposés, au monde de l’art. «C’est également le travail de l’artiste de créer des ponts», résume-t-il.

Cet engagement, Pierre-Kastriot l’aura en tête en capturant le Jura bernois ces prochains mois – des photos qui seront exposées sur les affiches du fOrum culture puis aux Journées photographiques de Bienne. Comme d’habitude, tout commencera par des rencontres, comme celle de ce jeune Afghan vivant à Tavannes. Sur son ordinateur, Pierre-Kastriot fait défiler les images. Sur la première, il l’a croqué en kurta traditionnel. Sur la suivante, une veste de l’équipe de foot locale sur le dos. Toujours cette identité double, trouble, que la photographie souligne et, avec délicatesse, réconcilie.


Profil

1994 Naissance à Bienne.

2016 Début du projet «Bonu Burrë!» sur la communauté gay au Kosovo.

2018 Prix de photographie des droits humains.

2019 Il est choisi pour réaliser la première Enquête photographique Jura bernois.