Relève photographique: le Musée de l’Elysée expose la quatrième volée du projet reGeneration
Photographie
Depuis 2005, l’institution lausannoise propose tous les cinq ans une cartographie de la jeune photographie internationale. La quatrième édition du projet «reGeneration» est la dernière exposition du musée avant son déménagement sur le site de Plateforme 10

En 2005, alors que le Musée de l’Elysée fêtait son 20e anniversaire, son directeur William Ewing décidait de regarder vers l’avant en lieu et place des autocélébrations rétrospectives de circonstance. Ainsi naissait reGeneration, un projet en forme de pari: quels seront les photographes de demain? Radu Stern, alors chargé de recherches au sein de l’institution lausannoise, proposait, plutôt qu’un traditionnel appel à candidatures, de passer par le filtre des écoles d’art et de photographie. Cinquante d’entre elles avaient ainsi suggéré des noms d’étudiants et de jeunes diplômés, avant qu’un trio de commissaires ne retienne 50 projets.
Sur des photographes révélés par «reGeneration»:
- Anoush Abrar, l’humain avant tout, pour que chacun se sente beau
- Matthieu Gafsou, le chemin vers les étoiles
- Matthias Bruggmann, des images qui transcendent les clichés
Désormais organisée tous les cinq ans, cette cartographie mondiale a permis, grâce à l’expertise éditoriale des équipes de l’Elysée, de mettre en lumière de nombreux jeunes artistes devenus des noms qui comptent. Parmi les Suisses découverts lors des trois premières éditions de reGeneration, on peut citer Matthieu Gafsou, Elisa Larvego, Matthias Bruggmann, Augustin Rebetez, Loan Nguyen ou encore Anoush Abrar. Au moment de dévoiler les 35 noms qui pour les 35 ans de l’Elysée investissent son musée, la directrice Tatyana Franck s’est réjouie que cette projection vers demain soit le dernier accrochage proposé par l’institution avant la fermeture, au début de l’automne, de la maison de maître qu’elle occupe depuis 1985.
Quatre grands enjeux
Quoi de mieux en effet, avant de rejoindre le site de Plateforme 10, nouveau quartier des arts qu’occupe déjà le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne, que de proposer une sorte d’état des lieux? Le sous-titre de reGeneration 4 est d’ailleurs sans équivoque: Les enjeux de la photographie et de son musée pour demain. Il s’agit donc de questionner non seulement le médium photographique, mais aussi la manière dont il est exposé et plus largement la politique muséale. Cette ainsi que l’exposition s’articule autour de quatre grands enjeux: l’engagement, le numérique, l’égalité des genres et l’écologie.
Commissaires de reGeneration 4, Lydia Dorner et Pauline Martin, respectivement chargée de projets et conservatrice à l’Elysée, ont choisi de ne plus faire appel aux écoles, afin d’être plus proches des pratiques artistiques actuelles, qu’elles soient transdisciplinaires ou échappant au champ de l’enseignement académique. La sélection 2020 s’est faite via un questionnaire envoyé aux trois premières volées. Chaque alumni pouvait proposer plusieurs noms, en respectant la parité des sexes. Au final, 18 femmes et 17 hommes, en provenance de 20 pays pour une moyenne d’âge de 32 ans, ont été sélectionnés à l’aveugle par les deux commissaires.
Travaux engagés
L’engagement. Pour le musée, cela passe dorénavant par un barème de rémunération fixe. Et sur les cimaises, ce premier enjeu se traduit par des recherches formelles et narratives ancrées dans des problématiques sociales ou politiques. «Et qui sont souvent, souligne Lydia Dorner, en lien avec l’histoire personnelle des photographes.» La Belge Youqine Lefèvre a par exemple choisi d’effectuer pour The Land of Promises son premier voyage en Chine, pays dont elle originaire mais qu’elle ne connaissait pas. Articulé autour de ses recherches et des archives de son père adoptif, le projet, qui se déploie à travers des images et vidéos (de nombreuses propositions entremêlent images fixes et un mouvement), évoque la nécessité de se construire une identité, de comprendre. A travers son travail, la jeune femme se penche notamment sur la politique de l’enfant unique, source de multiples drames et abandons.
Chronique: «On est tous photographes, ils sont artistes»
C’est sur les tragédies de la migration que se penche de son côté Nathaniel White. A travers Routes, qui confronte des images de mer paisible à des vues de cimetières, le Britannique dit toute l’horreur de cette Méditerranée qui, autrefois symbole de voyages exotiques et de nouvelles voies à explorer, est devenue la fausse promesse d’un avenir meilleur. Au cœur de son dispositif, une installation imposante. A partir des données de géolocalisation de tous les morts et disparus et de prises de vue satellites, il a réalisé une sorte de mosaïque dans laquelle chaque carré représente un mort. De la dimension monumentale de l’ensemble jaillit le paradoxe de ces destins brisés qui, souvent, restent des abstractions.
Dématérialisation
Le numérique. Nul besoin d’expliquer comment les institutions ont dû intégrer des pratiques nouvelles qui, au moment de reGeneration 1, étaient encore embryonnaires. Mais aujourd’hui, plutôt que de les embrasser, de nombreux photographes les questionnent. «A quel moment le numérique va prendre le pas sur notre quotidien et les pratiques artistiques?» explicite Pauline Martin. De manière assez ludique, le Suédois Erik Berglin utilise les erreurs générées par l’impression numérique, en se réappropriant notamment des images préexistantes. Ainsi de ce Tulip Variation #94, qui voit un champ de fleurs devenir de longues bandes de couleur suite à l’éjection accidentelle d’une clé USB durant l’impression.
Dans une hypnotique installation vidéo, la Danoise Asta Lynge insiste sur la dimension aléatoire et constamment en mouvement d’internet. A partir d’une page de recherches YouTube reproduite sur un film hydrosoluble, et qui va peu à peu se déliter, elle symbolise poétiquement la dématérialisation à l’œuvre depuis l’avènement des cultures numériques.
L’égalité des genres. Plus que jamais, cette problématique est au cœur des débats de société. Dans plusieurs projets, elle prend logiquement la forme d’une réflexion sur les inégalités. A travers des autoportraits très graphiques dans lesquels elle se montre dissimulée ou voilée, Thandiwe Msebenzi dénonce une violence quasiment endémique: en Afrique du Sud, 110 viols ont lieu quotidiennement, et un féminicide toutes les huit heures. Sa série Awundiboni – You Don’t See Me travaille l’idée absurde d’une féminité qu’on doit parfois cacher pour se protéger.
Boue photosensible
Avec Fragments of the Masculine, c’est la construction de la masculinité que remet de son côté en cause l’Américano-Colombien Antonio Pulgarin. A partir des archives de son père et de son oncle, il critique son héritage et l’éducation machiste à l’œuvre dans les familles latinos, où l’homme doit être fort et viril. Le parallèle avec la démarche de Thandiwe Msebenzi est frappant. N’est-ce pas cette construction de l’homme tout-puissant qui est à l’origine des violences envers les femmes?
L’écologie, enfin. Catalogue écoresponsable à la couverture cartonnée, limitation des trajets, production des œuvres sur place, réutilisation des cadres, etc.: à l’Elysée, la durabilité est désormais au cœur d’une charte, comme un prolongement logique de la manière dont les artistes n’ont pas attendu les marches pour le climat pour proposer des œuvres engagées. Avec Zilverbeek, fruit d’un travail d’enquête qui le voit proposer de magnifiques tirages argentiques sur plaque d’acier ou sur de la boue rendue photosensible, le Belge Lucas Leffler s’intéresse à la pollution d’un cours d’eau par une usine. Le Taïwanais Sheng-wen Lo photographie quant à lui depuis 2014 des ours polaires en captivité, insistant, à travers des cadrages soignés et un évident anthropomorphisme, sur l’insondable mélancolie des animaux en captivité. Alors même qu’un ours blanc est plus en sécurité dans un zoo que dans son environnement naturel, menacé plus que jamais par le réchauffement climatique.
Parlant de reGeneration 4, Pauline Martin souligne que «la question n’est pas tant de donner les grandes tendances de la photographie contemporaine que de déterminer les préoccupations majeures des photographes». Un accrochage stimulant à l’heure de dire adieu à la villa de l’Elysée.
A voir
«reGeneration 4», Musée de l’Elysée, Lausanne, jusqu’au 27 septembre. Entrée libre.
A lire
«reGeneration 4. Les enjeux de la photographie et de son musée pour demain», sous la direction de Pauline Martin et Lydia Dorner, Musée de l’Elysée/Scheidegger&Spiess, 224 pages.
Les quatre Suisses de «reGeneration 4»
Quatre Helvètes figurent parmi les 35 jeunes photographes de reGeneration. Ils ont répondu par écrit aux trois mêmes questions
1/ Le projet reGeneration se propose d’éclairer les enjeux de la photographie de demain. Que signifie pour vous être photographe au XXIe siècle, à une époque où les images sont omniprésentes, où tout le monde a pour ainsi dire un portfolio dans son téléphone?
2/ Quelles sont les origines du projet que vous présentez à l’Elysée?
3/ En tant que photographe, comment avez-vous vécu ces derniers mois? La crise sanitaire et le semi-confinement ont-ils eu – ou auront-ils – un impact sur votre démarche artistique?
Aline Bovard Rudaz, 25 ans
1/ Je trouve génial que tout le monde puisse faire de la photo. Je pense que les images sont un moyen d’expression très fort, libre à chacun de les exploiter comme il veut. Pour ma part, je les envisage comme des témoins capables de véhiculer les préoccupations de notre génération. En tant que jeune femme photographe, il me semble important d’aborder des thématiques qui me tiennent à cœur par ce canal sensible, plutôt qu’uniquement par le biais de l’intellectuel et de l’analytique. Cela permet de toucher d’autres types de personnes et de sensibilités. Pour moi, c’est une évidence d’axer ma pratique photographique dans une démarche engagée pour la cause des femmes, notamment.
2/ Le projet que je présente parle de la «zone grise» du consentement dans les relations sexuelles au sein du couple; ce moment où le désir sexuel et l’insistance de l’un prennent le pas sur le consentement de l’autre. Dans certains cas, il s’agit tout simplement de viol, mais il est souvent difficile de l’admettre et de mettre des mots sur ce qui s’est passé. Du reste, le terme de «zone grise» est souvent utilisé dans les cas où l’événement ne ressemble pas à l’image stéréotypée que l’on se fait du viol, à savoir une agression commise par un inconnu, dans une ruelle sombre, sous la menace d’un couteau. Pourtant, la majorité de ces agressions sont commises par un proche et dans un cadre familier. La clé du respect du consentement sexuel repose, selon moi, sur la sensibilisation, l’éducation et la communication.
3/ Je viens de terminer mes études supérieures en photographie au Centre d’enseignement professionnel de Vevey. Pendant le semi-confinement, j’étais en plein dans la rédaction de mon mémoire et dans les finalités de mon travail de diplôme, j’ai donc très peu touché mon appareil photo. D’ailleurs, j’avoue avoir ressenti de la pression par rapport à cela. Soudainement, on avait le temps de produire, plus d’excuse. Mais cela ne veut pas forcément dire que l’inspiration et la motivation étaient là, bien au contraire; je n’avais pas vraiment la tête à ça. Je n’ai pas l’impression que cette crise a vraiment eu un impact sur ma pratique, par contre, elle en a eu sur les thématiques que je traite. On a par exemple observé une hausse des violences domestiques.
Léonie Marion, 27 ans
1/ La photographie est pour moi un moyen de réfléchir à la relation entre l’être humain et son environnement. Dans mon travail Soulèvements jurassiques, présenté à reGeneration, je m’interroge par exemple au travers des images et de la vidéo sur le conflit qui oppose les pro-Bernois et les pro-Jurassiens, sur les questions d’appartenance et sur la notion de frontière.
2/ J’ai été interpellée par la position géographique de Moutier, qui se trouve coincée entre deux gorges, l’une partant vers le canton de Berne et l’autre vers le canton de Jura, en écho avec la situation politique complexe de la ville. J’ai longtemps cherché comment traduire cette situation géographique imbriquée dans un conflit politique. C’est par hasard, lors d’un trajet en train, alors que je discutais avec un inconnu de l’analogie entre géologie et politique, que m’est apparue l’idée de géomorphologie. J’ai ensuite lu différents textes sur la formation de l’Arc jurassien et ai notamment beaucoup apprécié le style romantique de Jules Thurmann, géologue et biologiste du XIXe siècle. J’ai été saisie par l’ambiguïté des termes qu’il utilise, tels que «soulèvements», «rupture», «fissure», «groupes opposés», «violence de l’exaltation», et qui peuvent évoquer les failles sociales.
3/ J’étais en train de faire un travail d’expérimentation autour de la pollution en photographie argentique, que je développais en laboratoire. Je ne pouvais malheureusement plus accéder au labo durant le confinement et me suis alors tournée vers d’autres procédés réalisables depuis la maison, tel que le cyanotype. Le confinement m’a amenée à repenser mon projet, en expérimentant d’autres techniques et en restreignant mon terrain d’investigation à un périmètre plus proche de chez moi. Cela m’a permis de me concentrer sur un cas de pollution locale, car j’avais prévu pour mon projet initial, avant la crise, de me rendre dans différents lieux de Suisse romande.
Jessie Schaer, 23 ans
1/ Si on a tous un appareil photo sur nous, je ne pense pas qu’on ait tous un portfolio. Car si photographier – pour se souvenir ou par réflexe – est certes un point de vue que beaucoup utilisent, cela a pour moi une autre signification. Le statut de photographe en 2020 est plus flou qu’avant, mais cela ne se résume pas aux images en tant que telles; dans ma pratique de plasticienne, j’ai par exemple besoin de m’exprimer au travers de différents «médiums». Permettre à mon projet photographique de prendre vie passe par des installations, des performances ou des vidéos. Aujourd’hui, nous devons être dans la pluridisciplinarité, afin de proposer un regard neuf sur la photographie.
2/ Le projet que je présente est mon travail de diplôme. Ce sont mes premières recherches sur la perception, la manière de voir, regarder, observer les phénomènes naturels. Passant d’un corps à une matière, je crée de façon instinctive un monde imagé; passant de l’installation à la performance, je construis, j’explore et j’interviens dans l’espace. Mes photographies peuvent être la mémoire d’un tissu en mouvement ou la saisie d’une construction éphémère. C’est pour moi une invitation à découvrir la photographie sous un angle plastique et poétique.
3/ La crise sanitaire n’a pas réellement eu d’impact sur ma démarche. J’ai pu prendre le temps d’observer et apprécier le ralentissement de la vie; j’ai eu beaucoup de plaisir à découvrir la créativité de chacun sur les réseaux sociaux, et si je devais résumer ce semi-confinement, je dirais que l’inventivité a pris une grande place dans la vie de chacun d’entre nous. Pour ce qui est de mes projets artistiques, je réalise la plupart de mes images seules avec un espace, il n’y a donc pas eu d’impact pour la suite; j’ai même pu réaliser des photographies et travailler sur les prémices d’une installation future. Il serait cependant intéressant que les gens n’oublient pas la créativité qu’ils ont en eux et ce qu’ils ont appris durant ces quelques mois.
Simon Senn, 34 ans
1/ En tant qu’artiste, je trouve cela inquiétant et inspirant à la fois d’avoir cette masse d’images et toutes les données qu’elles contiennent à portée de main, juste là, sur internet.
2/ J’ai acheté un peu par hasard la réplique numérique d’un corps féminin sur le web. Avec l’aide de plusieurs internautes rencontrés en ligne à travers le monde, et au moyen d’un kit d’équipement de réalité virtuelle habituellement utilisé pour les jeux vidéo, j’ai alors développé un système immersif de captation de mouvements. Je positionne ces capteurs sur mon corps, mets le casque de réalité virtuelle et «deviens» cette jeune femme. Je lève les mains, je les regarde. Je baisse les yeux et mon esprit est trompé car il croit que j’ai un corps de femme. Tous les détails de ce corps et de sa peau sont visibles. Je me surprends à penser que cela me va bien.
3/ Il était prévu que je présente mon spectacle Be Arielle F au Théâtre de Vidy dans le cadre du festival Programme commun. Lorsque le festival a été annulé, j’ai dû adapter mon projet pour en faire un spectacle en ligne. Je suis ravi de pouvoir garder un lien avec le public malgré les conditions sanitaires. Ce week-end, je «joue» à Saint-Pétersbourg à l’enseigne du festival Access Point.