«Vous regardez ces images et à la fin vous ne savez plus du tout quel est le plus triste des deux, un juke-box ou un cercueil», écrivait Jack Kerouac dans sa préface au livre mythique Les Américains. Robert Frank, auteur des photographies de ce livre, s’est éteint ce lundi. Il regardait avec autant de mélancolie les cercueils et les juke-box. Et a inventé une mélodie empreinte de mort et de lumière, composée de notes tristes échappées de la chambre obscure. Aussi déchirante qu’une suite de Bach. Une légende de la photographie s’est éteinte.

Robert Frank s’est retiré définitivement à l’âge de 94 ans, mais il avait déjà pris ses distances avec le monde. Exilé en quasi-ermite avec sa seconde épouse, June Leaf, depuis 1971 à Mabou, en Nouvelle-Ecosse (Canada), où il est mort, il avait choisi de s’éloigner du tumulte new-yorkais. Gardant un loft en pied-à-terre à Manhattan, il préférait le silence et la proximité des éléments naturels. La mer, le feu de bois, l’air pur, les pêcheurs, les bûcherons, les arbres qui penchent sous le vent.

Je ne crois pas avoir voyagé en suivant les voies de la beat, mais il semblerait que nous nous soyons entendus

Robert Frank

Il avait déjà tourné le dos une première fois à la Suisse, son pays natal, qu’il trouvait étriqué, pour mettre le cap sur l’Amérique. Photographe mythique, il était le dernier vivant de la génération beat. Ses amis Jack Kerouac et Allen Ginsberg, morts en 1969 et 1997, avaient clos le chapitre littéraire. La disparition de Robert Frank ferme la séquence images. Il ne se considérait pas complètement comme un beat. «Je ne crois pas avoir voyagé en suivant les voies de la beat mais il semblerait que nous nous soyons entendus»; «Je ne me suis jamais considéré comme un beatnik moi-même.» Son modèle était plutôt la détermination et le style de vie des peintres de l’expressionnisme abstrait: Jackson Pollock, Willem de Kooning, Franz Kline.

Homme de l’écart et de la fuite, il avait abandonné puis repris la photographie pour se consacrer au film et à la vidéo. Entre ses mains, l’image est devenue mobile, cordon fragile et décousu relié à un réel fugitif. Avec son livre Les Américains, la face de la photographie a été changée. Elle s’est émancipée de son rôle commercial ou de propagande. Elle est devenue une exploration narrative et introspective. Elle s’est nimbée d’une aura.

Cadrages limpides, lignes de fuite et horizons inclinés

Avec son œil d’émigré européen, outsider, il a su décrire l’envers de l’Amérique d’après-guerre. Robert Frank a inventé une écriture du lâcher-prise, de l’intuition, des cadrages limpides avec lignes de fuite et horizons inclinés. En équilibre précaire, ses images tanguent dangereusement vers un possible naufrage. Dans ses obliques sourd toujours la menace de l’engloutissement.

Influencé par André Kertész et ses déambulations parisiennes, il a livré des images sans qualité, prises au Leica 35 mm, un appareil de petit format, discret et fluide. Inventant de nouvelles perspectives, spontanées, authentiques, et des géométries inattendues grâce à cet outil maniable, il s’est imposé en s’opposant à l’esthétique standard américaine du moyen format net, précis et proche du studio. Ses tirages, trempés de bile noire, sont des fragments impressionnistes.

Rencontre avec Robert Frank: «Le photographe, ce détective»

A contre-courant de l’Amérique du conformisme

Si, dans les années 50, la société américaine changeait pour plus de voitures, plus de consommation, plus d’esbroufe, plus d’égalité entre les Noirs et les Blancs, Robert Frank témoignait de ces mutations avec un voile gris d’une infinie tristesse. Non pas qu’il regrettât les avancées des droits civiques, bien au contraire. Mais l’Amérique triomphante du conformisme, de l’autosatisfaction, des photos du magazine Life, de la conquête du monde et de la Lune n’étaient pas la seule voie possible. Il aimait pourtant profondément ce pays des infinies possibilités qu’il avait rejoint par choix.

Descendu en flammes à sa parution aux Etats-Unis en 1959 – après l’édition française de Robert Delpire en 1958 –, Les Américains est jugé trop amateur, trop triste, méchant, colportant une image vérolée de l’Amérique. C’est aujourd’hui un monument. Il y a un avant et un après les 83 photographies de cet immense petit livre (19 x 22 cm), où il a photographié l’Amérique comme «le tombeau de l’Occident», écrivit Susan Sontag.


«Il voyait ce que les autres ne voyaient pas»

Le photographe bernois Michael von Graffenried a bien connu l’artiste, qu’il rencontrait entre New York et la Suisse. Il dit aujourd’hui son admiration pour celui qui savait sublimer la banalité

Il y a vingt-sept ans, lors d’une exposition parisienne, le photographe bernois Michael de Graffenried rencontre Robert Frank, qui l’invite à dîner. C’est la naissance d’une longue amitié, entretenue entre la Suisse et les Etats-Unis. A l’annonce de sa disparition, Michael von Graffenried dit son admiration pour ce solitaire, qui savait mieux que personne capturer l’humanité.

Le Temps: Quel souvenir gardez-vous de Robert Frank?

Michael von Graffenried: Je me souviens d’un jour, en 2014. Je suis allé à New York et lui ai proposé de faire des photos à Brooklyn avec moi. Sa femme m’a dit «Tu es fou, il ne le fera pas!» car il avait déjà 90 ans et ne tenait plus très bien sur ses jambes. Mais il a pris sa voiture et, dès qu’il s’est assis, il était comme un jeune gars, fonçant sur le Brooklyn Bridge à une vitesse effrayante! Je me suis dit qu’il était vraiment Américain à 100%.

Quelle était la particularité du regard qu’il portait sur le monde?

Robert s’intéressait au banal. Si, au départ, les Américains ont trouvé ses photos décevantes, c’est qu’elles ne représentaient pas ce qu’ils voulaient voir: le succès, le glamour… Lui préférait la réalité ordinaire, montrer l’humain dans ses plus petits moments, y trouver de l’esthétisme. Il était hyper curieux, flairait la photo, voyait ce que les autres ne voyaient pas. La technique ne servait qu’à conserver ces instants précieux. C’est ça qui faisait sa force, et c’est là le drame de sa disparition: aujourd’hui, les photos sont le plus souvent montées, retouchées.

Vous avez souvent dit de Robert Frank qu’il nageait à contre-courant…

Il a toujours fait le contraire de ce qu’on attendait de lui. Quand The Americans a été reconnu, ça ne l’intéressait déjà plus. Il ne voulait plus être photographe, il a brûlé des clichés, est passé aux films, aux collages, puis s’en est lassé… Il était compliqué, se cherchait en permanence, jamais à la mode. Et c’était un cow-boy solitaire, seul contre le monde. D’ailleurs, c’est pour ça qu’il n’a jamais pu travailler dans une rédaction. Il disait aussi: «Il faut prendre la photo et courir!» Il ne discutait jamais vraiment avec ses modèles.

Robert Frank a quitté la Suisse en 1947, à 23 ans. A-t-il un jour renoué avec son pays natal?

Bien plus tard dans sa vie. C’est avec moi qu’il a redécouvert la Suisse alémanique. En 2012, il a été invité à Berne pour une conférence, durant laquelle il s’est ouvert, a raconté des souvenirs en mêlant anglais, français et suisse-allemand. Un collectionneur lui a proposé un atelier ici. Je crois qu’il aurait bien aimé rester, mais sa femme ne l’aurait jamais suivi.

Comment a-t-il vécu ses dernières années?

Robert a travaillé jusqu’à la fin! J’allais lui rendre visite dans sa maison un peu fatiguée du quartier de NoHo et, quand il faisait beau, je le trouvais toujours devant son atelier – à côté d’un petit arbre dont il me disait toujours qu’il l’avait planté lui-même il y a cinquanteans, le seul de la rue!

Un éditeur à Göttingen, Steidl, a continué de sortir deux, trois livres de lui tous les ans. C’était toujours du Robert Frank, en noir et blanc, mais avant tout des photos de ses proches, ceux qui lui rendaient visite. Un peu comme un journal intime. Pour moi, il est resté le plus grand photographe parce qu’il est resté le plus simple.

Propos recueillis par Virginie Nussbaum