Nuit de Noël 1977. Charles Spencer Chaplin décède dans son sommeil à l’âge de 88 ans, laissant le septième art orphelin d’une figure à la versatilité étourdissante, qui aura su manier le pathos tout en révolutionnant la pantomime, affûter la satire tout en tissant la fable, sublimer le cinéma muet et exploiter toutes les ressources du parlant, des Lumières de la ville (1931) jusqu’aux Feux de la rampe (1952). L’histoire glisse souvent en revanche sur les difficiles dernières années du cinéaste, loin des paillettes conquises par les premiers succès de Charlot.

Atterré par l’accueil glacial réservé à La Comtesse de Hong Kong (1967), jugé insipide par la critique en dépit d’une somptueuse distribution, Chaplin voit sa santé décliner dès la fin des années 1960. Le réalisateur se lance toutefois à corps perdu dans l’écriture de son prochain film, qu’il pressent être le dernier, avec l’intention de clore sa carrière sur un chef-d’œuvre unanimement acclamé.

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Des adieux tragiques au cinéma

The Freak raconte la terrible histoire de Sarapha, une étrange jeune fille ailée, tombée du ciel et cherchant à retourner d’où elle vient. La créature est rapidement enlevée et emmenée à Londres, où elle est exhibée en bête de foire devant la foule, qui prête à cette apparition angélique toutes sortes de vertus guérisseuses. Victime d’une longue quarantaine, puis d’un procès absurde visant à déterminer son humanité, Sarapha finit par s’échapper, mais se noie dans l’Atlantique alors qu’elle tente de rentrer chez elle.

«Mon père parlait beaucoup de ce film, notamment aux repas. La question du destin de Sarapha le taraudait, il n’était pas certain de vouloir la faire mourir», se souvient Eugène Chaplin, cinquième fils du cinéaste et d’Oona O’Neill. Un dénouement aussi sombre aurait sans doute désigné The Freak comme l’œuvre la plus âpre de sa filmographie, et la décision était d’autant plus difficile à prendre pour Chaplin qu’il s’agissait là de clore sa carrière sur une note terriblement amère, que tout son génie burlesque n’aurait su totalement adoucir.

De Charlot à Sarapha

Outre sa tonalité élégiaque, The Freak se distingue par le mélange des genres qu’il convoque. Son naturalisme tutoie un fantastique jamais osé auparavant par Chaplin, et l’imaginaire du film tient à la fois de l’allégorie biblique, du conte de fées victorien et de la fable mythologique – on retrouve Icare et ses ailes brûlées dans la trajectoire de Sarapha. L’œuvre renoue cependant avec un motif essentiel à Chaplin, en invoquant sous une forme nouvelle l’éternelle image de l’innocence livrée à la brutalité du monde moderne. Le dispositif narratif met au centre de l’attention un protagoniste dont la candeur fait ressortir les travers d’une société mue par le seul appât du gain. En cela, Sarapha est un avatar de Charlot, ses ailes d’ange matérialisent toute la distance qui la sépare du monde humain, tout comme le pantalon bouffant et les chaussures trop grandes du petit vagabond (tramp) soulignent son exclusion sociale.

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Mais à la différence de Charlot, dont l’increvable optimisme triomphe généralement de toutes les difficultés, Sarapha succombe à la cruauté avec laquelle elle est traitée. Les circonstances qui ont entouré le travail d’écriture permettent d’éclairer ce revirement, et il devient dès lors aisé de reconnaître le vieux cinéaste, rendu amer par l’échec de ses derniers films, dans la figure de l’ange déchu regrettant un Eden perdu. La noyade de l’héroïne sur le chemin du retour au pays natal permet quant à elle d’exorciser le traumatisme de l’exil, qui contraint Chaplin à refaire sa vie en Suisse, lorsque l’Amérique maccarthyste lui refuse en 1952 le droit de rentrer à Los Angeles en raison des liens suspects qu’entretiendrait le cinéaste avec la cause communiste.

Une affaire de famille

A partir des Feux de la rampe, Chaplin prend l’habitude d’inclure au casting de ses films des membres de sa famille. Compte tenu de sa santé déclinante, le choix de sa fille Victoria pour incarner la protagoniste féminine de The Freak dénote un désir conscient de passer le flambeau. «Il était constamment préoccupé par l’idée de faire voler ma sœur, qui n’avait d’ailleurs que 16 ans à l’époque, sourit Eugène Chaplin. Mon père avait été demander conseil aux plus grands experts en effets spéciaux, des professionnels qui avaient travaillé sur les James Bond ou secondé Kubrick sur le tournage de Docteur Folamour et 2001, l’Odyssée de l’espace

Et encore: Chaplin remet le son

Pièce de résistance de l’exposition que consacre le Chaplin’s World à The Freak, les fameuses ailes de Sarapha ont conservé toute leur éclatante blancheur malgré les années écoulées. De nombreuses photographies et même quelques enregistrements vidéo montrent la jeune Victoria Chaplin endosser l’imposant accessoire et s’exercer à battre des ailes sur la pelouse du Manoir de Ban, sous l’œil critique de son vieux père. En 1969, alors qu’une équipe de tournage est déjà engagée, Oona O’Neill s’interpose et ordonne l’abandon du projet. «La santé de mon père lui causait énormément d’inquiétude, explique Eugène Chaplin. Ma mère connaissait bien ses méthodes de travail extrêmes, sa dévotion absolue à son art. Elle a déclaré que ce film le tuerait.» Le mariage précipité de Victoria et son départ de la demeure familiale porteront le coup de grâce, et le film se voit dès lors condamné à rester à l’état de fantasme.

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Malgré tout, Chaplin ne cessera de perfectionner son scénario. The Freak, ses images, ses fantômes l’habiteront encore longtemps et baigneront ses dernières années d’une lumière nostalgique. «J’ai l’intention de le tourner un jour», s’entêtait Chaplin jusqu’en 1974. Des myriades de pages de script annotées de sa main se font aujourd’hui les témoins de ce rêve que Chaplin porta en lui jusqu’au bout.


«The Freak – Histoire d’un film», Chaplin’s World, Corsier-sur-Vevey, jusqu’au 24 septembre.