Pour ceux qui ont déjà promené le regard dans les grands espaces des tableaux de Thomas Huber, perspectives urbaines dans la continuité d’un De Chirico, vastes salles ou réserves de musées, bibliothèques aux hauts rayons, leur charge érotique n’est peut-être pas évidente. Pourtant, l’artiste, né en 1955 à Zurich, et qui vit à Berlin, l’affirmait déjà voilà 25 ans, l’art est Eros.

C’était dans un texte titré «Le regard érotique», lié à une série d’aquarelles, où il écrivait aussi: «Les tableaux sauvent le monde en gardant le silence. Le monde doit aux tableaux sa pérennité. Celui qui voit ces tableaux est un témoin. Et seul le témoin se reconnaît dans ses enfants et se rappelle l’image de ses ancêtres. Ainsi, l’artiste veille à ce que rien de l’eau de la vie ne se perde.» Vingt-cinq ans plus tard, la facture des toiles de Thomas Huber n’a guère changé, et ses conférences et écrits non plus. L’œuvre qu’ils continuent à former ensemble, avec quelques autres médias, de l’installation à l’aquarelle, offre toujours une réflexion – le double sens du mot est ici précieux – sur les interactions entre l’art et la vie. Mais dans ce cheminement, l’étape parisienne de ce début d’année marque une nouvelle étape.

Des décennies de recherche racontées

Déjà parce que l’exposition s’accompagne d’une superbe publication, de grand format, sélection de croquis érotiques réalisés par Thomas Huber dans ses cahiers depuis 1972 et jamais montrés. A chaque page surgissent des formes et des transparences, des espaces et des histoires. Eclairant sans doute toute l’œuvre de l’artiste, cet Extase se feuillette aussi pour lui-même, longuement. Il raconte des décennies de recherche, dont l’exposition parisienne témoigne aussi.

Ainsi, les trois premières semaines de l’année, selon un horaire très régulier, Thomas Huber a travaillé dans la salle même où allait avoir lieu l’exposition, avec le génie du lieu. De chaque côté de l’espace, comme le positif et le négatif d’une même scène, en noir sur fond rose et en rose sur fond noir, c’est bien la salle que l’on voit. La salle avec d’un côté des cônes qui l’emplissent, de l’autre des trous qui la vident. «Dans mes tableaux, il y a beaucoup de trous. A force de creuser, toute cette matière emplissait mon atelier. J’ai donc commencé à peindre aussi des collines, et j’ai compris que ces collines étaient liées au sexe», raconte l’artiste, l’œil rieur, en nous présentant l’exposition.

Fils d’architecte

Il joue de cette confusion que l’art peut créer. L’art ne transforme peut-être pas le réel, pas besoin de mesures de sécurité supplémentaires pour éviter de tomber dans des trous, ou de se heurter à de drôles de cônes surgis au milieu de la salle du Centre culturel suisse. Et pourtant, ces formes existent bien un peu dans notre esprit, nous les contournerions presque en circulant dans l’espace, alors même que la manière de Thomas Huber ne confine pas vraiment à la représentation réaliste. L’artiste démonte même volontiers les mécanismes.

«Vous ne trouverez aucun point de vue dans cette salle où il est possible de voir tous les points représentés dans cette image», nous fait-il remarquer. Il joue de la perspective comme un artiste d’après Braque et Picasso, mais aussi d’après les capacités du dessin informatique. Il connaît tout cela, mais tire néanmoins de vrais fils depuis son tableau dans l’espace pour le construire. Fils d’un architecte qui a construit une trentaine de temples en Suisse alémanique, de ces lieux de culte d’où l’image est à peu près bannie, il crée lui des espaces qui sont des images.

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Et là, clairement, avec ces formes qui se complètent, ces vides et ces pleins, l’idée même d’un réel transformé, oui, Eros est là. «J’ai toujours été frappé que dans notre culture notre sexe soit considéré comme laid. D’où mon enthousiasme pour la culture africaine.» Et Thomas Huber a donc choisi de souligner sa présence ici, en représentant des monts de Vénus et des vulves, selon un mode répétitif proche de la décoration, en développant aussi le thème de la femme-fontaine, inondant peut-être ses toiles de cette eau de la vie qu’il évoquait déjà en 1992.

Sur les aquarelles réparties sur les autres murs de la pièce, tout cela se décline selon des jeux de reflets, des scènes comme latentes. L’extase, qui donne son nom à l’exposition, aurait pu évoquer tant la religion que la joie de la découverte scientifique. Elle est ici autant artistique que liée à cette sexualité féminine qui est le sujet direct de Thomas Huber. C’est que, pour lui, l’orgasme féminin a un point commun avec l’art qui en fait une parfaite métaphore, c’est son inutilité. Et de le résumer en une expression, «une fête de l’humanité».


«Thomas Huber, extase», Centre culturel suisse, Paris, jusqu’au 2 avril. www.ccsparis.com

L’artiste expose aussi dans quatre autres lieux en France, dont le Musée des beaux-arts de Rennes (jusqu’au 23 avril).