De l’autre côté de la rue il y avait la guerre, sous la forme d’un camp de prisonniers. Au fil des années tragiques, le jeune garçon – Tomi Ungerer est né en 1931 à Strasbourg – a vu passer des internés de plusieurs nationalités. Ses dessins de l’époque, vivants, colorés et déjà remarquables, ouvrent l’exposition qui lui est dédiée, à lui, le dessinateur et illustrateur reconnu qu’il est devenu, l’esprit caustique et la plume acérée. Le verbe aussi est aiguisé, fruit d’une vie passée à ne pas mâcher ses mots.
Présent pour l’ouverture de son exposition à la Villa Bernasconi de Grand-Lancy (sa sculpture est simultanément montrée au Kunsthaus de Zurich), Tomi Ungerer, lunettes noires, canne et chapeau, évoque l’annexion de l’Alsace, le «prix du plus mauvais livre de l’année» décerné à Pas de baiser pour maman (dont les dessins originaux, fragiles, sont visibles à titre exceptionnel), sa propre répulsion, dès l’enfance, pour sa mère (son père est mort alors qu’il avait 3 ans) et son désir de pratiquer le métier de garde forestier.
Rebelle de la littérature enfantine
Il est donc devenu artiste, et restera un rebelle toute sa vie. Rebelle à l’affection douceâtre de sa mère (ce qu’évoquent les dessins en noir et blanc, d’une grande finesse, de Pas de baiser…, où les personnages sont représentés par des chats), rebelle au militarisme et au racisme (un des projets d’affiche, à propos de la baie des Cochons, porte encore la déchirure que lui a infligée «un extrémiste de droite»), rebelle à la platitude de certains albums pour la jeunesse. L’antidote sera une œuvre très personnelle, dont le versant le plus connu est cette production de livres d’enfants, pourtant considérée comme «un à-côté» par l’artiste. Suivant l’exemple des contes traditionnels, le dessinateur n’y escamote pas les sentiments négatifs comme la peur, ni la laideur. Bien au contraire: l’accent est posé où ça fait mal, et surtout du bien, la confrontation avec l’ogre, et avec son grand couteau, les cauchemars et une fin heureuse.
Tomi Ungerer, c’est incontestable, a le sens de l’ellipse et du raccourci expressif. Une série de dessins-collages explore, avec une simplicité presque magique, le procédé surréaliste de l’association. Prolongée de quelques traits, une chevelure se mue en vague, flamme ou botte de foin; une fougère suggère le squelette d’un poisson, des ailes de papillon forment les oreilles d’un éléphanteau et une feuille d’automne tombe sur la page pour y figurer la crête d’un coq. Parmi les 11 000 dessins conservés au Musée Tomi Ungerer de Strasbourg, le choix retenu parvient à restituer les facettes d’une carrière multiple. Les grandes images sur fond noir destinées aux chambres d’enfants, en guise de point d’orgue, illustrent la patte de ce créateur, ce style immédiatement reconnaissable. Ces images frappantes jouent du contraste du noir et de couleurs vives, empruntent au langage cinématographique, se réfèrent aussi bien aux illustrations de Gustave Doré qu’à l’imagerie germanique, et nous font plonger tête la première dans le monde coloré, et hanté de grandes ombres, de l’enfance.
«Tomi Ungerer – Ce n’est pas que pour les enfants», Villa Bernasconi, Grand-Lancy. Ma-di 14-18h. Jusqu’au 21 février. www.villabernasconi.ch