Ugo Rondinone, le magicien des pierres
Art
Sept colonnes de roche, primitives et fluorescentes, surprennent, depuis quelques semaines, les automobilistes qui traversent le désert du Nevada, entre Las Vegas et Los Angeles. Rencontre avec son auteur, l’artiste suisse Ugo Rondinone pour parler de la genèse de cette œuvre, de Land Art et de l’essence de son travail

Seven Magic Mountains. De loin, l’installation évoque poétiquement un mégalithe, avec ses compositions de gros rochers comme posés en équilibre les uns sur les autres, pierres de méditation géantes entre Land Art et phénomènes naturels. Ou ces colonnes formées par des siècles d’érosion dans l’Ouest américain.
Au sud de Las Vegas, le site se trouve au carrefour de l’autoroute et le Jean Dry Lake, là où Jean Tinguely réalisa en 1962 sa Study for an End of the World No. 2, avec l’aide de Nikki de St-Phalle, et Michael Heizer, l’un des pionniers du Land Art, creusait l’une de ses premières œuvres quelques années plus tard. De plus près, le visiteur découvre sept colossales piles de rochers, chacun peint d’une couleur différente, à l’image des célèbres arcs-en-ciel de l’artiste suisse qui vit à New York.
Le Temps: Votre première réalisation de land art semble être une sorte d’apothéose qui marie votre inspiration récurrente, les couleurs de l’arc-en-ciel, à vos dernières réalisations publiques, ces colossales sculptures de pierre, comme à Genève. Est-ce une forme d’aboutissement?
Ugo Rondinone: Mes pièces d’art public sont toujours très accessibles, elles évoquent une imagerie forte, universelle et compréhensible par tout un chacun. La première, en 1997, inaugurait une série de poèmes – Cry Me a River, Everyone Gets Lighter – en arc-en-ciel lumineux. J’ai ensuite fait les masques en bronze, recouverts d’argile et les arbres. Puis travaillé sur des pierres de lettrés, quatorze grandes sculptures que j’ai réalisées en 2007, faites de béton et de cailloux.
En 2013, il y a eu Human Nature au Rockefeller Center à New York, où j’ai utilisé la pierre pour former des personnages gigantesques, constitués de cinq à sept éléments, très archaïques. Les jambes, le torse, le ventre, les épaules, la tête. Le granit n’était pas traité, juste taillé en cube, mais l’installation était exposée dans le lieu le plus artificiel qui soit. Comme la sculpture de Genève qui se trouve dans un environnement très urbain. Seven Magic Mountains n’existerait pas sans ces œuvres précédentes, parce que dans mon travail j’applique une dynamique de dualité, si je fais une pièce blanche alors j’en fais une noire, juste pour équilibrer, pour ne pas rendre un élément plus important que l’autre.
- Et dans le cas de cette pièce?
- J’ai voulu faire dans le désert le contraire de ce que j’avais fait avant avec la même matière, j’ai rendu la pierre artificielle. De près, ce pourrait être du polystyrène, du plastique, du caoutchouc car la peinture recouvre la roche. Alors que le Land Art utilisait la matière naturelle pour camoufler l’œuvre d’art dans le paysage, j’ai fait l’inverse, elle est transformée dans un environnement naturel. Seven Magic Mountains crée de la continuité et de la solidarité entre l’humain et la nature, l’artificiel et le naturel, l’avant et le maintenant.
- Le résultat est très spectaculaire, les photos de l’œuvre son partout dans les journaux, sur les réseaux sociaux…
- Les gens vont à Vegas pour jouer, faire la fête, c’est inhabituel de s’arrêter pour regarder le désert, mais le land art peut les rendre conscients de la beauté de cet environnement. Il est vrai que l’on voit des dizaines de photos de visiteurs sur Instagram, ce n’était pas encore le cas il y a trois ans avec Human Nature. Mais même si ces réseaux permettent d’exposer plus de monde à l’art, je crois que ça le rend aussi plus superficiel, on ne prend plus le temps de l’analyser, même les textes de critiques ne vont plus autant en profondeur. On veut juste passer à la chose suivante, consommer une nouvelle information.
- Pourquoi avez-vous choisi le désert?
- Lorsque je travaillais sur Human Nature, j’ai été approché par le Art Production Fund pour réaliser un projet sur deux ans entre Los Angeles et Las Vegas. J’ai fait la route. A un moment donné, après une vallée interminable, il y a enfin une colline et en descendant, on voit le désert pendant longtemps, des paysages plats et un lac asséché.
Au cours des deux prochaines années, 16 millions de voitures vont passer là. C’était le lieu parfait pour mes montagnes magiques. Le désert est très monotone, il n’y a pas d’autre couleur que du brun et un peu de vert, les tons de terre. J’ai choisi les plus agressives des couleurs artificielles. Le soleil du désert illumine les pigments, ainsi même quand il se couche on voit briller les statues.
J’aimais aussi l’idée qu’on les voit de très loin et qu’elles deviennent plus grandes à mesure qu’on s’en approche. Elles mesurent entre dix et onze mètres de haut, mais dans le désert ça ne veut rien dire. Il fallait aussi ne pas les éloigner trop les unes des autres pour qu’elles forment un petit canyon où l’on se promène et où l’on peut ressentir l’effet monumental. De loin, ce ne sont que de petits points de couleur dans le paysage.
- Le désert c’est aussi le lieu du land art à qui vous rendez hommage…
- Et aussi à l’histoire de ce site qui se trouve sur une ligne entre le Jean Dry Lake, où Michael Heizer, pionnier du land art, a réalisé sa première des «Nine Depressions», et le dernier tronçon du chemin de fer, qui a relié Salt Lake City à Los Angeles en 1905. Là où se sont connectés les rails construits depuis l’est et ont permis la construction de Las Vegas. Sans le land art, mon œuvre n’existerait pas. Mais sans Vegas, avec ces couleurs qui sont celles des néons de la ville, non plus.
- Comment réalise-t-on une telle œuvre?
- Ça m’a pris cinq ans. L’installation se trouve sur une terre qui appartient au gouvernement et les autorisations ont été repoussées deux fois. Finalement, la réalisation n’a pris que neuf mois. La conception d’une œuvre me prend un an. Je venais de venir à bout de Human Nature, la suivante devait être une réaction à cette dernière. Elle devait répondre à cette question: que fais-je dans la nature?
- Pourquoi avoir continué à utiliser la pierre?
- Parce qu’elle est le plus ancien élément du monde, elle marque la dualité entre le côté ultramoderne de Las Vegas et le terrain si ancien qui était jadis couvert d’eau. Nous avons utilisé des rochers du Nevada, de la pierre calcaire, le plus compliqué était de les stabiliser, à cause des tremblements de terre. Il a fallu les rigidifier à l’aide d’une sorte de colonne vertébrale.
- L’autre défi était le soleil permanent. Quelle peinture pouvait résister à cette agression constante sans se décolorer?
- Je ne voulais pas de laque à cause des reflets, qui renvoient le regard, je voulais plutôt que les pierres l’absorbent. Ces couleurs sont une référence à Vegas mais sont aussi les sept couleurs de l’arc-en-ciel, ce système holistique qui contient la possibilité de toutes les couleurs, auquel j’ai ajouté le noir, le blanc et l’argent. C’est aussi la raison pour laquelle les sculptures sont au nombre de sept.
- Pourquoi avoir choisi de les appeler Montagnes magiques?
- Parce que sont vraiment des montagnes, elles viennent de ces hoodoos dans l’Utah, les cheminées des fées, formations d’époques différentes, avec différentes densités de pierre. Ces grands squelettes ressemblent à mes montagnes. Et magique, parce que les couleurs les rendent magiques, dans un sens un peu naïf.
- Cette dimension ludique est très importante dans votre travail, vous jouez avec les mots, avec les couleurs…
- Mon travail doit être accessible facilement, le premier élan très direct, c’est pour cette raison qu’il a ce côté enfantin, un peu amusant parfois, et qu’il interagit avec le spectateur. Je veux attirer les gens pour les intéresser à l’art. Et l’art public est le meilleur moyen d’y parvenir. C’est pour ça que je l’aime tant, il peut toucher chaque personne. Il ne faut pas comprendre l’art, il faut le ressentir, se donner le temps de s’en imprégner.
- Vous avez donc commencé avec Human Nature à travailler avec ces blocs de pierre, mais ça semble être devenu très important dans votre travail?
- Oui pour la première fois je n’utilisais que de la pierre. Des pierres massives. Mes parents étaient des immigrés italiens, venus de Matera. La ville est connue pour ses «sassi», ces maisons troglodytes où l’on vivait jusque dans les années cinquante. Dans mon enfance, j’y passais chaque été avec mes grands-parents. La pierre est devenue pour moi une évocation de cette époque, de mes origines. Il y a aussi Brunnen, dans le canton de Schwytz, où j’ai grandi. La ville est cernée par les montagnes. J’imagine que ça a eu un impact sur moi, que ces roches qui se voient de partout sont devenues un symbole et une force.
On n’échappe jamais à ses premières impressions, elles forment notre être et notre développement. Dès mes tout premiers tableaux, qui représentaient des paysages, j’ai peint de grosses pierres. Elles sont aussi très présentes dans le romantisme, qui est fondamental dans mon travail. C’est le premier mouvement qui portait sur les sentiments et les rêves.
- C’est votre influence majeure?
- Avec le langage de Samuel Beckett. On peut voir cela comme une explication très simple de mon travail, mais c’est un mariage des deux, un croisement entre le romantisme allemand et la quête philosophique de Beckett, l’existentialisme qui l’a occupé sa vie entière. J’ai été très inspiré par la peinture romantique de Caspar David Friedrich. Des masques aux paysages, des arbres aux arcs-en-ciel en passant par les ruines: tous les symboles que j’emploie se retrouvent dans son œuvre.
- Quelle est l’origine de votre démarche artistique?
- Mon travail n’est pas ironique, il y a de l’humour mais ce n’est pas un commentaire sur quelque chose que j’observe, c’est réellement cette chose. Il y a deux manières de faire de l’art, soit vous commentez une situation sociale mais dans ce sens, vous restez extérieur et apportez vos conclusions, soit vous êtes à l’intérieur et en faites quelque chose de direct.
Lorsque j’ai terminé mes études à Vienne en 1985, je m’intéressais beaucoup à Jeff Koons, à Mike Kelley, à ces artistes qui réfléchissaient sur notre société. Ma première exposition reflétait cet intérêt mais si vous n’avez pas de public, ce travail éducatif ne fait aucun sens, parce qu’il doit être vu pour exister. Ca a été une frustration et un tournant: j’ai quitté mon studio et suis parti dans la nature pour faire les premiers dessins qui sont devenus mes tableaux de paysages. C’est vraiment le point de départ de mon travail. Je me disais que si je ne réussissais pas comme artiste, j’aurais au moins eu une belle vie, errant dans la nature ou flânant dans les villes.
- Vous dites avoir été inspiré pour Seven Magic Mountains par les équilibres de pierres de méditation, la spiritualité est-elle importante pour vous?
- Enormément. L’un des avantages à être un artiste est de pouvoir passer du temps avec soi-même. C’est la raison pour laquelle je n’ai jamais voulu avoir un grand atelier. Je travaille avec trois ou quatre personnes. Je ne veux pas faire de ma pratique un business. Rester centré sur moi est ma manière de méditer. Comme le temps que je passe dans la nature. La nature est ma religion et ma meilleure amie.
- 2016 est une année très importante pour vous.
- Oui, j’ai une grande exposition thématique qui va tourner dans plusieurs musées et qui rassemble toutes mes œuvres liées aux couleurs du spectre, depuis les premiers arcs-en-ciel de mes débuts, jusqu’aux pièces nouvelles et dont l’accrochage sera différent dans chacun de ces lieux. Elle a débuté au Boijmans d’Amsterdam, est maintenant à Rome puis part à Miami, à Cincinnati et terminera sa course en juin 2017 à Berkeley. Au Carré d’Art de Nîmes, en ce moment, j’ai monté une exposition en noir et blanc, Becoming Soil. Et bien sûr Seven Magic Mountains.
- L’installation doit rester dans le désert pendant deux ans, que va-t-il advenir de ces sculptures ensuite?
- Nous sommes en ce moment en discussion pour qu’elles puissent y demeurer de manière permanente. Un Stonehenge moderne, ce serait fantastique, non?
A voir:
Seven Magic Mountains, Las Vegas
«Becoming Soil», j usqu’au 18 septembre au Carré d’Art, Nîmes
«Giorni d’oro + notti d’argento», j usqu’au 1er septembre, Mercati di Traiano et MACRO Testaccio, Rome