Ces derniers temps, on parle plus de la France pour ses violences policières et l’autoritarisme de son gouvernement que pour la beauté de ses paysages. L’Atlas des régions naturelles (ARN), projet encyclopédique au long cours d’Eric Tabuchi et Nelly Monnier, devrait cependant réconcilier ceux qui s’y plongent avec un pays qui reste, en dehors des circulations touristiques obligées et de son écrasant patrimoine, fort peu et mal représenté. Qui connaît la pagode de Noyant d’Allier dans le bocage bourbonnais? Qui s’intéresse aux églises de la reconstruction en Lorraine? Qui regarde avec attention les salles communales, les fresques qui ornent les HLM, les champs de choux-fleurs ou les châteaux d’eau?

Exposition: «Pour Fred Boissonnas, la photographie permet de réenchanter les regards posés sur le monde et de retrouver son sens originel perdu»

L’ARN est consacré au bâti, au paysage, et à un ensemble de bizarreries inclassables. Il devrait à terme comprendre 25 000 photos, 50 par «région naturelle», une unité spatiale volontairement vague qui désigne, expliquent les deux artistes, «des territoires de petites tailles dont les limites renvoyant à leurs caractéristiques naturelles sont – par opposition aux départements administratifs issus de la Révolution – difficiles à tracer». Ce refus d’une définition précise est lourd de sens au royaume des acronymes, du Code pénal et de la centralisation: il pointe la nature quasi anarchiste du projet, une mission photographique tentaculaire mais parfaitement indépendante, et qui met sur le même plan des formes modestes souvent anonymes et la grande architecture patrimonialisée. Ou pour le dire autrement, les cabanes des «gilets jaunes» et les Relais et Châteaux.

Protocole strict

Une des origines de l’Atlas, explique d’ailleurs Eric Tabuchi, est la présidentielle de 2017. Les artistes remarquent alors une corrélation entre le manque de représentations disponibles des territoires qu’ils parcourent et la présence dans l’espace public d’affiches de campagne de Marine Le Pen. Le principe qui sous-tend la réalisation de l’ARN – rééquilibrer la visibilité du territoire de manière homogène – est en ce sens pleinement politique. Il s’agit de pallier l’invisibilisation de nombreux territoires, de renouer avec une forme de justice dans leur représentation.

C’est une chose de célébrer les pratiques vernaculaires comme le fait désormais massivement l’art contemporain, suivant un mouvement initié dès les années 1930 par la photographie américaine et les grandes missions de la FSA auxquelles participèrent Walker Evans, Dorothea Lange ou Ben Shahn. C’en est une autre de passer une bonne partie de sa vie à les documenter. Pour réaliser cet atlas, les deux artistes parcourent le pays en voiture, et suivent donc un protocole: cinquante images par région, trois jours de prises de vue, pas plus de deux minutes de travail de postproduction par photo (ce qui implique passage au format, couleur, correction des parallaxes).

Engouement public

Leur méthode constitue en quelque sorte une version nationale et artisanale de celle des flottes de voitures de Google. D’abord autofinancé, l’ARN trouve peu à peu des partenaires, comme la Villa du Parc d’Annemasse, qui accueille cet hiver les artistes en résidence pour leur permettre de documenter les régions frontalières, du Pays de Gex au Chablais, et leur consacrera une exposition en 2021.

A lire:  Flashback sur la photographie

Surtout, le lancement du très réussi site web de l’ARN, début novembre, est un vrai succès. Originellement prévu pour accompagner une exposition au CCC-OD de Tours, il s’est en quelque sorte substitué à elle, le centre d’art ayant dû fermer ses portes avant le vernissage en raison du second confinement. Si les médias ont relayé l’initiative avec enthousiasme, le plus frappant reste l’engouement d’une foule croissante d’anonymes dont on trouve la trace en ligne, de la page Facebook de l’ARN – où les contributions sont nombreuses – jusqu’à de multiples blogs, pages personnelles, ou tweets. La fréquentation du site est d’ailleurs importante, avec des pics de plusieurs centaines de visiteurs simultanés venus de tous les pays du monde.

Circulation infinie

Il n’existe pas tant de projets artistiques qui bénéficient d’une telle fan base. Cela s’explique peut-être par le parcours d’Eric Tabuchi. Le photographe franco-dano-japonais n’est venu que tardivement à l’art contemporain, après une carrière dans la pop entamée au début des années 1980 avec Tokow Boys, puis Luna Parker. Mais cette popularité tient surtout à la volonté des artistes d’impliquer pleinement les utilisateurs de l’Atlas et d’encourager des formes d’appropriation, notamment textuelles.

Les modes de navigation multiples, totalement addictifs, permettent par exemple une circulation infinie dans les images: on peut naviguer dans l’Atlas par région, mais aussi par série, par forme, et même par saison. A terme, le téléchargement des images en HD sera possible, et les commentaires et récits des utilisateurs devraient enrichir le site d’une matière textuelle aussi large qu’incontrôlable, «la partie immergée de l’iceberg». L’Atlas, qui doit aussi donner lieu à une édition imprimée, n’en est donc qu’à ses débuts.


https://atlasrn.fr/