Vassily Kandinsky et Gabriele Münter, le jardin de l’abstraction
Jardins secrets des peintres (3/5)
La maison des deux artistes à Murnau, dans la campagne bavaroise, a été témoin d’une relation tumultueuse et de rencontres qui ont bouleversé l’histoire de la peinture

Le toit mansardé ressemble à un champignon qui aurait poussé entre deux chênes. Les yeux bleus des volets scintillent. Encore quelques pas depuis le chemin de fer et le bas de la façade, jaune, apparaît. Le tableau est complet. La maison a l’odeur des rosiers grimpants, rafraîchis par un récent orage. En juillet 1909, deux peintres pas très connus, Vassily Kandinsky et sa compagne Gabriele Münter, emménagent dans la villa pour laquelle ils ont eu un coup de foudre lors de leur séjour à Murnau, dans la campagne bavaroise. La situation a toujours été délicate pour l’artiste russe, marié, et son ancienne étudiante de peinture, qui se fiancent en 1903, en secret. Après des années de voyages, ils cherchent un lieu où s’installer et le pittoresque bourg pas loin de Munich, où ils ont un appartement, leur paraît parfait.
«En juin 1908, lors d’une excursion de trois jours, je découvris ce village et je fus sous le charme. J’avais passé les années précédentes en Hollande, en Tunisie, en Saxe, en Belgique, sur la Côte d’Azur, à Paris, en Suisse, à Berlin et dans la région de Merano. Mais je n’avais jamais vu nulle part ailleurs une pareille réunion de paysages aussi divers, comme ici à Murnau…» se souvient l’artiste allemande. C’était en compagnie des peintres russes Alexeï Iavlenski et Marianne Wereffkin qui leur ont fait connaître non seulement le village, mais aussi le style de Gauguin et des Fauves. Kandinsky et Münter dépassent alors leurs habitudes impressionnistes au profit des formes simples et des larges surfaces de couleurs. Et les façades colorées de la vieille ville de Murnau, comme le paysage aux alentours, s’avèrent des modèles parfaits pour expérimenter la nouvelle voie. Ici, la couleur semble s’affranchir de toute convenance.
Münter et son compagnon adorent la vue sur les montagnes – bleu foncé par un temps ensoleillé, noires pendant l’orage et lila au coucher du soleil, quand le lac s’enflamme de rouge, – ces collines ondulantes, le vert clair des pâturages et plus profond des marécages, et cette lumière un brin voilée qui a valu à la région le surnom du «Pays bleu».
En images: En Allemagne, Kandinsky et Münter ont magnifié leur jardin
Confort rudimentaire
Est-ce ce bleu de l’air et de la maison, couleur fétiche de Kandinsky, symbole de la spiritualité, qui a fait pencher la balance? Ou la position de la villa, seule construction de ce côté du chemin de fer, en face du centre-ville médiéval et du clocher qui devait rappeler au peintre russe les bulbes dorés des églises orthodoxes? Quoi qu’il en soit, il convainc son amie d’acheter la maison. Ils y vivront une relation tumultueuse et un élan d’inspiration qui fera basculer l’histoire de la peinture. Mais en été 1909, ils n’en savent encore rien et se consacrent à l’aménagement de leur nouvelle demeure.
«Le confort était rudimentaire, même pour l’époque. Il fallait aller chercher de l’eau à la pompe, du bois pour chauffer les chambres. On utilisait des bougies et des lampes à pétrole pour l’éclairage», raconte Eva Botsch, guide de la maison de Murnau. Mais cela ne gênait point les deux artistes.» Au printemps 1910, ils peignent les murs et les meubles dans la tradition de l’art populaire bavarois et des isbas russes, maisons paysannes que Kandinsky affectionnait pour leurs ornements bariolés. «Dans ces maisons magiques, – écrivait-il dans ses souvenirs, – j’ai vécu une chose qui ne s’est pas reproduite depuis. Elles m’apprirent à me mouvoir au sein même du tableau, à vivre dans le tableau. Chaque objet était peint d’ornements bariolés étalés à grands traits. Je me sentis environné de tous côtés par la peinture dans laquelle j’avais donc pénétré… Plus tard, j’eus souvent la même expérience dans les chapelles de Bavière et du Tyrol.» La maison de Murnau devient ce tableau que les deux peintres dessinent pour y vivre, y compris le jardin qu’ils esquissent avant d’y travailler.
Sur la rampe de l’escalier, des cavaliers en costumes cosaques s’élancent vers l’étage supérieur dans une galopade polychrome. «Kandinsky a dû les peindre un jour de pluie, pour s’occuper», sourit Eva Botsch. A l’étage, les chambres prennent le relais avec un foisonnement de personnages folkloriques. La collection de l’art populaire des deux artistes fait écho à leurs propres œuvres. Gabriele Münter peint la commode dans la chambre de Kandinsky, lui décore l’armoire à toilette dans la sienne: un cavalier bleu se retourne vers une cavalière de couleur sombre et l’appelle, elle s’élance vers lui au galop. «Ce trait d’humour m’a parfois agacée, écrit Münter, parce que ce n’était pas la vérité – il ne se retournait jamais et ne disait jamais «viens avec moi!» La relation entre les deux peintres ne sera pas simple, même s’ils s’admirent mutuellement…
Le jardin rond
La lumière bleue filtre à travers les larges fenêtres. Les Alpes descendent leur rideau mauve à l’horizon. La vue sur le château de Murnau et l’église fascine Gabriele Münter qui l’esquisse à l’encre de Chine sur un croquis, l’un des premiers avec sa villa, en précisant: «Ciel bleu, nuages blancs, et le vieux château tout en or sous les rayons du soleil.» Jusqu’en 1911, dans un élan de l’inspiration ou peut-être portée par sa relation amoureuse, elle peindra inlassablement la maison et les environs.
Sur le même croquis, elle représente la maison depuis le chemin de fer, avec son potager en pente, traversé par l’allée centrale. En 1910, les deux peintres aménagent un parterre rond et plantent les tournesols dans le cercle situé au centre. Ils hésitent entre plusieurs planifications du jardin, mais toujours à base du cercle, qui leur était cher, probablement comme symbole du cosmos. Trois esquisses de Kandinsky dévoilent leurs projets. Ils se sont finalement arrêtés sur la variante avec deux chemins perpendiculaires qui sectionnent le parterre rond en quatre parties, entourées d’une allée circulaire. Sur le plan final, dessiné par Gabriele Münter en 1911, tous les segments et plates-bandes environnantes sont numérotés pour indiquer l’emplacement des plantations. Les deux jardiniers ont semé une profusion de fleurs, de légumes et de fruits: des radis noirs, des petits pois, des fraises, du tabac, des phlox, des dahlias, des asters, des salades… Et ils tiennent une sorte de journal où ils notent les semis et les récoltes.
«A l’époque, il y avait beaucoup plus de verdure et de légumes, des choses à manger, c’était un jardin potager rustique, inspiré des jardins médiévaux», explique Eva Botsch. Aujourd’hui, les fleurs débordent du parterre rond comme un gigantesque bouquet d’un vase. Le cercle fleuri respire le calme. On imagine Kandinsky s’y prélasser en plein été.
«Aujourd’hui, donc, arrivé à 4h avec de gros bagages… Il faisait chaud, même pour Murnau. Suis allée tout de suite au jardin, mangé quelques fraises. Ensuite bu du thé et mis les genoux à l’air – c’était magnifique. Puis de nouveau dans le jardin. Et voici de quoi il a l’air…» – écrit-il à son amie, en voyage, avant de faire un état des lieux précis et pittoresque (lire l’encadré). Kandinsky adorait jardiner et avait du mal à concilier cette activité avec son travail artistique. «Je me suis senti tout faible après le travail d’hier et supporte toujours mal Munich au début. Mais à Munich j’ai beaucoup plus d’idées. A Murnau, le jardin me perturbe tout de même. Il faut s’arranger autrement», écrit-il dans une autre lettre à sa compagne.
La maison des Russes
Murnau était l’endroit pour se reposer, faire des balades, recevoir des amis, leur offrir des framboises… Mais aussi un lieu d’inspiration par excellence, par ses ambiances et rencontres. C’est ici que Kandinsky fait le pas décisif vers l’abstraction, en laissant toute la liberté à la musique des formes et des couleurs et en composant ses tableaux comme des partitions. «La couleur est la touche, l’œil est le marteau, l’âme est le piano aux cordes nombreuses. L’artiste est la main qui, par l’usage convenable de telle ou telle touche, met l’âme humaine en vibration», écrit-il en 1911.
L’ami Franz Marc, enfant du pays, habite dans le village voisin de Siegelsdorf, où Kandinsky aime se rendre à pied. Ils partageaient des idées sur le spirituel dans l’art, des liens entre les arts primitif, populaire et abstrait. C’est dans le café du village que surgit le nom du Cavalier bleu – chevalier qui devait combattre le matérialisme.
Dans le petit salon de la maison des Russes, comme on l’appelait à Murnau, des artistes d’avant-garde fomentent leurs projets séditieux. En automne 1911, Kandinsky, Münter, Franz et Maria Marc et Auguste et Elizabeth Macke se réunissent pour travailler sur l’almanach du Cavalier bleu, l’un des plus importants manifestes artistiques du XXe siècle qui veut libérer l’art de tout dogmatisme. Etait-ce autour de la bouilloire en fonte, qui se dresse toujours sur la table, ou en écoutant Kandinsky jouer de l’harmonium, aujourd’hui disparu? «On disait que les enfants du village montaient sur le chêne voisin pour observer ce qui se passe à l’intérieur», raconte Eva Botsch.
Mais à partir de 1912, la magie du jardin et de la maison s’estompe. Les notes du journal des récoltes deviennent plus rares, Kandinsky tombe malade et Münter ne peint presque plus son Murnau. En 1914, ils doivent fuir l’Allemagne pour se réfugier en Suisse, puis Kandinsky part pour la Russie. Deux ans plus tard, il rompt tout contact et disparaît. Pour lui, la relation a été épuisée. Münter apprendra par les autres qu’il se remarie. Pendant dix ans, elle ne peindra plus. Et refusera de rendre à Kandinsky les tableaux qu’il a laissés à Munich. Mais elle ne vendra finalement pas la maison. Dans les années trente, elle y retrouvera le goût de la peinture avec son nouveau compagnon, l’historien de l’art Johannes Eichner. Elle le représentera d’ailleurs en train de travailler dans le jardin. La peintre s’éteint en 1962, quatre ans après son ami. Leur tombe se trouve près de l’église que Gabriele Münter aimait regarder depuis le jardin. Juste en face de sa maison.
«Pucerons! Je traite demain»
«… et voici de quoi il a l’air. Pas une baie n’a été volée (ni de groseilles, ni d’autres espèces). Les fraises semblent avoir été éclaboussées d’épaisses taches de sang. La plus grosse du jour est comme ça (un dessin). N’est-ce pas une beauté? Le carré des fraisiers brille de tous ses feux – même de loin, il y en a sûrement des centaines. Les petites, que nous prenions pour des fraises des bois ou des plants dégénérés, sont également délicieuses: elles sont comme ça (un dessin) et complètement rouge foncé. Dans ce domaine, nous avons de la chance. Groseilles à maquereaux faiblardes, petites et en quantité très réduite. Groseilles nombreuses et bonnes. Framboises juste en train de se former, mais pas aussi rares que nous le pensions: nous en aurons tout de même un peu. Abricots très drôles, mais le plus mûr (avec des joues rouges) a disparu. Légumes: le persil, disparu. Les radis poussent de manière satisfaisante et sont déjà hauts de 10-15 cm. Salade – 1 tête et 3-4 cm. Les petits pois se portent bien! Ils ont déjà largement dépassé les deux grillages auxquels ils restent bien accrochés. Pucerons! Je traite demain. Fèves – superbes, mais bien plus petites qu’à Munich… Les autres haricots – rien, un seul pied est correct. Pommes de terre très belles et grosses (20-25 cm). Concombres – 3e feuille, en bonne santé. Les nouveaux semis à côté (oublié ce que c’est) ont bien levé. Tout comme les différentes plantes à cet endroit (oublié aussi ce que c’est). Fleurs: en haut: les premières presque déjà défleuries, mais de superbes nouvelles (des tulipes? Ou autre chose?). La grande velue porte des bourgeons dodus. Celle aux grandes feuilles (dont j’en ai cassé une) très grande, saine, pas de fleurs. Aucune violette! Les rosiers près de la maison vont bien: des buissons entiers de boutons (en train d’éclore), mais des pucerons! J’essaie de traiter quelques rameaux, pour voir si cela ne leur fait pas de mal. Le rosier en bas se porte bien lui aussi: 4-5 fleurs. Spirées, comme du duvet blanc – très belles et très abondantes.»
Vassily Kandinsky à Gabriele Münter, 30 juin 1911.
Pour aller plus loin:
La maison de Gabriele Münter à Murnau.
Ouverte tous les jours
sauf lundi, de 14 à 17h.
www.muenter-stiftung.de