Longtemps, trop longtemps, Vera Molnar (née en 1924) n’a pas bénéficié de la reconnaissance qu’elle méritait. On pourra gloser sur les causes possibles de ce phénomène tristement récurrent (à commencer, sans surprise, par la principale: elle est une femme). Mais l’heure est plutôt à se réjouir que les jeunes générations s’emparent enfin de son œuvre. D’autant qu’elle est, à 95 ans, toujours pleinement active, dans l’atelier parisien qu’elle occupe depuis les années 1950.

Le revival récent de l’art cinétique et l’intensification de la recherche sur les artistes femmes ont contribué à réintégrer son travail dans l’histoire de l’abstraction géométrique: le nom de Vera Molnar, synonyme de minimalisme à la française, est de nouveau de ceux qui circulent. Mais c’est dans le sillage d’expositions explorant l’usage des outils informatiques dans la création artistique qu’opère désormais sa transmission.

Pionnière de l'art digital

C’était le cas en 2017, avec Thinking Machines: Art and Design in the Computer Age, 1959 – 1989, au MOMA à New York, qui présentait des œuvres en hommage à Paul Klee. Et c’est encore le cas au MUDA, le dernier-né des musées d’art digital à Zurich, qui lui consacre aujourd’hui une exposition pointue en forme de mini-rétrospective.

Car le travail de Molnar n’est pas seulement important pour l’abstraction. Elle est une véritable pionnière de l’art digital. Mieux, son travail montre que l’approche systématique de la création, élaborée dans les années 1920 dans l’art concret ou le constructivisme, a trouvé après la guerre un débouché naturel dans l’usage des ordinateurs et le développement de la pensée computationnelle.

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«Machine imaginaire»

Marquée par l’influence de Max Bill, qui lui offrira en 1960 sa première participation à une exposition internationale à Zurich (et deviendra un ami proche), elle se focalise dès 1946 sur les rapports entre mathématiques, géométrie et art. Elle fait d’ailleurs partie des membres fondateurs du Groupe de recherche d’art visuel. Mais c’est à partir de 1960 qu’elle utilise ce qu’elle nomme la «machine imaginaire». A une époque où l’accès aux calculateurs est impossible pour un particulier, et où les écrans n’ont pas encore été mis au point pour permettre la visualisation des données, elle décide de faire comme si elle utilisait un ordinateur.

Elle écrit donc des programmes simples, calcule des transformations de formes. Les résultats servent ensuite de base à des compositions débarrassées de tout symbolisme, qu’elle produit en série. Et ce n’est qu’à partir de 1968 qu’elle intègre l’usage de machines plus du tout imaginaires. Elle mène depuis lors ses exp

érimentations plastiques en utilisant leur capacité combinatoire ou leur puissance de production, dans le cas des imprimantes qui produisent certains de ses dessins.

Une place au hasard

L’exposition du MUDA, bien que modeste par sa taille, rend pleinement compte de sa méthodologie, à co

mmencer par la place du hasard dans son processus créatif. On est ainsi incité à utiliser un dé pour déterminer l’ordre de la visite. Par ailleurs, en mêlant librement œuvres dessinées, imprimées, ou peintes à la main, elle permet de saisir une donnée fondamentale de son travail, à savoir la dimension secondaire de l’exécution. Ses titres comportent d’ailleurs fréquemment deux dates, la première correspondant à l’idée, la seconde à la réalisation, un dédoublement du moment de création dont attestent également les carnets numérisés de l’artiste, avec leurs annotations «pas fait», ou «à faire à la prochaine occasion».

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Pour autant, on sent que pour Molnar la formaliste, les formes et la matérialité des œuvres ont toute leur importance. Elle ne délègue d’ailleurs pas tout aux machines, loin de là: elle intervient sur les couleurs, les supports, les textures, la taille des séries. Devant la puissance colorée de Carrés, un formidable collage de 1969 aux accents matissiens, devant l’étonnante peinture Bruit de cocotier, où la vision de feuilles de palmiers agités par le vent est transformée en rythme pictural abstrait, ou devant les cézaniennes Sainte-Victoire au traceur, la question du processus, technique ou non, digital ou non, s’efface ainsi devant ce qu’elle appelle «l’événement plastique».

Et c’est l’une des leçons de cette exposition, et de cette œuvre importante, que de montrer comment le systématisme et la sensibilité plastique peuvent s’allier. Avec ou sans ordinateur.


«Vera Molnar», Museum of Digital Art, Zurich, jusqu’au 9 février 2020.