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Violences et vie quotidienne au Mexique

Loin de l’artisanat populaire où on voulait les reléguer, les artistes mexicaines s’expriment «sans contrainte»

Betsabée Romero détourne l’automobile, attribut usuellement masculin, au profit de son art à elle. (Kunstmuseum Bern/Pro Litteris)
Betsabée Romero détourne l’automobile, attribut usuellement masculin, au profit de son art à elle. (Kunstmuseum Bern/Pro Litteris)

Etre une artiste, au Mexique, n’a pas tout à fait la même résonance ni les mêmes conséquences qu’être une artiste en Europe, au Japon ou aux Etats-Unis. Les plasticiennes mexicaines actuelles, explique Matthias Frehner, directeur du Kunstmuseum de Berne, en guise d’introduction à l’exposition d’œuvres de sept d’entre elles, labourent une terre encore bien pierreuse, et leur art, qui s’inscrit dans un tel terrain, dénote une acuité et un pouvoir de résistance exceptionnels. De fait, les quelque 35 pièces montrées, photographies, vidéos, installations et objets, qui toutes appartiennent à la Daros Latinamerica Collection (riche d’un millier d’œuvres), disent ce qu’elles ont à dire sans s’encombrer de fioritures, avec précision, poésie et un fort pouvoir d’ironie. Significativement, les artistes concernées optent de préférence pour le noir et blanc, en se détournant de toute coloration folklorique ou exotique.

Non seulement les représentantes de cet art engagé sont des femmes, en tant que telles mal reconnues dans la société, mais elles traitent, de diverses manières, des thématiques liées à l’espace réservé à la femme – dans la ville, dans la maison, dans l’intimité du corps. Intimité du corps est trop dire, peut-être, car ce qui apparaît ici n’a rien à voir avec une sensualité proprement féminine, la maternité même, ou n’importe quelle «chambre à soi». Si un des trois chapitres définis par la commissaire d’exposition, Valentina Locatelli, concerne en effet le corps féminin en tant qu’espace de vie et de création, il s’agit d’un espace violenté (voir les films et installations de Teresa Serrano qui, la plus âgée du groupe, est aussi l’auteur d’un plus grand nombre de pièces exposées), dépecé (installation minimale de Teresa Margolles, par ailleurs médecin légiste, où l’on ne perçoit que le son, mais quel son, celui qu’on entend dans une morgue, lorsqu’une scie découpe un crâne pour accéder au cerveau).

L’espace domestique serait-il plus accueillant aux femmes, et aux visiteurs de l’exposition? Oui et non, car, chez Serrano toujours, la femme y erre, confrontée à ses ombres, à son reflet parfois. Ou encore, dans les vidéos de Claudia Fernández, l’extravagance y est reine, à moins que s’y exerce le pouvoir abusif du maître de maison. L’espace urbain, enfin, ne semble guère plus favorable, à moins, comme le fait Betsabeé Romero, de s’emparer sans complexe d’un attribut aussi traditionnellement masculin que la voiture. Détournant à son profit, et au profit de son œuvre, la passion pour la voiture, ses carrosseries et ses symboles, l’artiste recycle de vieilles guimbardes, elle les repeint de couleurs vives qui égaient l’exposition bernoise, elle n’hésite pas à tailler leurs pneus, de manière à obtenir la matrice des pages d’un «requiem» dédié aux multiples victimes des accidents en ville, ou à couvrir leur caoutchouc de roses fanées ou même d’une couche de pâte à pain. Tandis que le coffre d’un taxi jaune dégorge toute une pelouse, ou un chemin d’herbe qui conduirait dans une campagne de rêve…

Les artistes s’expriment ici «sans contrainte» (Without Restraint), revisitant la notion de «mexicanidad» et redressant leur propre statut d’artistes féminines de tendance féministe. Leurs devancières les plus illustres, Leonora Carrington par exemple, dont une belle et étrange sculpture figure à l’entrée de l’exposition, et Frida Kahlo bien sûr, font figure d’exceptions. Le projet photographique mené par Maruch Sántiz Gómez, qui est née dans un village indigène des hauts plateaux du Chiapas, assume une fonction anthropologique: adages populaires et «croyances» (creencias), retranscrits en tzotzil, puis en espagnol, trouvent une résonance dans la vision d’objets ou d’animaux de la vie de tous les jours, simplement déposés sur le sol de terre et photographiés, en noir et blanc. Ce sont parfois de simples baguettes, une corde, un grand chien couché, des pattes de poule. Ce travail, qui exprime une certaine force élémentaire, vaguement inquiétante, trouve un écho au terme du parcours, dans les images également en noir et blanc prises depuis un hélicoptère. La ville de Mexico, si peuplée, y apparaît comme un immense champ quadrillé, aux lignes et aux angles si réguliers qu’on se demande où, dans quelles cachettes, y niche la vie.

Without Restraint. Kunstmuseum (Hodlerstrasse 8-12, Berne, tél. 031 328 09 44) Ma 10-21h, me-di 10-17h. Jusqu’au 23 octobre.