Tout un étage rien que pour lui. 1000 m2 d’espace pour y exposer ses derniers travaux, soit une trentaine de toiles dont certaines dépassent les 10 mètres de long. Coproduite avec le Consortium de Dijon et organisée par le commissaire indépendant Nicolas Trembley, le Musée d’art moderne et contemporain de Genève (Mamco) accroche Wade Guyton sur ses murs. Il est Américain et depuis quinze ans l’un des artistes les plus en vue de la scène contemporaine. Son style? Reconnaissable au premier coup d’œil: Wade Guyton réalise ses œuvres avec des imprimantes à jet d’encre.

«Au début je faisais de la photographie mais surtout des sculptures qui prenaient une place folle dans mon minuscule atelier de l’époque. Et puis je me suis mis au dessin. Mais ça n’allait pas, je cherchais un moyen de me passer du travail de la main. J’avais cette petite Epson sur mon bureau que j’utilisais comme tout le monde pour sortir des images et des e-mails. Je me suis dit qu’elle ferait parfaitement le job», reprend l’artiste, physique pas du tout geek de beau type aux cheveux longs. «J’ai pris des pages de magazine sur lesquelles j’imprimais des caractères et des motifs. C’est ainsi que tout a commencé.»

Tous uniques, tous différents

Si, à la fin des années 1990, Wade Guyton n’est sans doute pas le premier à détourner l’imprimante comme un outil au service de l’art, il est en revanche le seul qui va en faire son médium privilégié. Dans l’absolu, la photographie numérique peut aussi difficilement s’en passer, mais l’imprimante, chez l’artiste américain, n’est pas qu’un simple objet utilitaire: elle contribue à sa démarche artistique. «Une imprimante sert à deux choses: à reproduire des images et du texte, continue Wade Guyton. C’est un processus photographique dans le fond, mais qui a supprimé la chambre noire de la chaîne de production. Mes premiers travaux avaient plutôt rapport avec l’écriture. Au lieu de tracer un X ou un U – qui sont des lettres très significatives en langue anglaise – je les tapais sur le clavier de mon ordinateur. Je les agrandissais, les multipliais et je les imprimais sur de la toile.»

La suite? Elle est déléguée à la machine, qui n’est pas prévue pour fonctionner avec un autre support que du papier ou du plastique fin. Ce qui va produire une image avec tous les accidents que cela suppose. Taches d’encre, mauvais alignement des têtes d’impression, lignes laissées vides: les bugs appartiennent au principe de création. «Plusieurs facteurs jouent. L’humidité, par exemple, donne des images au traitement très pictural. J’assume ces erreurs, mais ce n’est absolument pas ce que je recherche. Une fois que la machine est lancée, rien ne l’arrête. En fait l’œuvre est un fichier que je peux utiliser autant de fois que je le veux, mais qui, une fois imprimé, donnera des résultats toujours différents.»

D’où ces objets étranges, difficiles à classer. Fruit de la reproduction mécanique, mais de fait toutes uniques, ces pièces ne sont ni vraiment des multiples imprimés, ni des peintures, ni strictement des photographies. Mais un peu des trois à la fois. Certains critiques parlent d’abstraction à l’ère numérique ou de «peinture digitale». Ils voient dans ces grands monochromes noirs et ces compositions géométriques une lecture de l’art qui balayerait l’histoire du suprématisme russe du début du siècle jusqu’aux tableaux d’Ad Reinhardt dans les années 1960. Wade Guyton, lui, ne se prononce pas. «Disons que je ne viens pas de la peinture et que je ne me considère pas comme un peintre. Que les gens articulent un discours sur la peinture à travers mon travail ne me dérange pas.»

Atelier mausolée

Par contre, qu’on le qualifie d’artiste abstrait le contrarie davantage. «Cela m’a fait beaucoup réfléchir, c’est vrai.» Dans son exposition du Mamco, il montre ainsi pour la première fois des travaux représentant des objets réels. Notamment une sculpture en tubulure exposée en mai dans le musée genevois. En fait les restes d’une chaise du designer du Bauhaus Marcel Breuer. «Je l’avais trouvée dans une rue de l’East Village. Elle était en mauvais état et je m’étais juré de la réparer, raconte Wade Guyton. Sauf que je ne l’ai jamais fait. Au final, je me suis dit que cela ferait une bonne sculpture. Une manière pour cette chaise de quitter son monde fonctionnel pour le champ dysfonctionnel de l’art. Je l’ai désossée et posée devant une de mes anciennes toiles, une Black Paintings. Et j’ai pris une photo avec mon téléphone portable. J’aime bien ce rapport entre deux objets venus du passé, mis en scène dans mon atelier.»

L’atelier, plus qu’un lieu de travail, un mausolée. «C’est le meilleur endroit pour voir mes tableaux parce que c’est là d’où ils viennent.» Au point qu’en 2008, pour son exposition dans la galerie parisienne Chantal Crousel, Wade Guyton va reproduire au sol la réplique du plancher de son atelier new-yorkais. Lequel est aussi le sujet d’une série de tableaux exposés au Mamco. «Mon atelier est un lieu capital. Je pense que c’est le cas de tous les artistes; c’est l’endroit de la création, de la réflexion et du repos.»

Il se trouve aussi que ces deux dernières années, Wade Guyton y a passé le plus clair de son temps. Il faut dire que dès ses premiers succès, l’artiste américain n’a pas cessé d’enquiller les expositions. Il a été montré dans les plus grands musées du monde. Son œuvre appartient aux plus prestigieuses collections. Une vie pleine de trépidation pour ce natif de la très tranquille ville d’Hammond dans l’Indiana, qui débarque à New York en 1996 à l’âge de 24 ans. «Je n’ai pas grandi entouré d’art. Enfant, je n’y connaissais pas grand-chose. Je ne me souviens pas pourquoi je m’y suis finalement intéressé. A New York, j’ai suivi des cours à Hunter College. L’art conceptuel était ce qui me parlait le plus.» En 2003, il expose pour la première fois ces toiles imprimées. La suite vous la connaissez.

Formats géants

Avec le temps, les formats des tableaux sont devenus de plus en plus grands. Jusqu’à atteindre un gigantisme extrême. A la Kunsthalle de Zurich en 2014, pour son avant-dernière exposition, ses toiles de 15 mètres de long s’adaptaient au millimètre près aux parois où elles étaient accrochées. «La confrontation avec l’architecture m’intéresse. Travailler avec l’espace, exercer une tension entre les œuvres et le bâtiment, comme ici au Mamco, est la direction que je prends. Mais après Zurich, j’ai ressenti le besoin de faire un break. Il devenait nécessaire de me recentrer, de me ressourcer, d’avoir de nouvelles idées. Je me suis retiré pendant deux ans.»

Après Dijon, le résultat de cette retraite s’expose donc dans le musée genevois. Wade Guyton a retenu quatre images de base qui se répètent et s’associent dans des tailles et sur des rythmes différents. Dans son atelier new-yorkais, l’artiste produit ces impressions à la chaîne sur des Epson grand format standards (il est resté fidèle à la marque). «Je plie la toile en deux dans le sens de la longueur pour la faire entrer dans la machine. Une fois l’opération terminée, je la retourne pour utiliser la face laissée vierge.» Ce qui explique cette ligne tacite qui sépare symétriquement chaque tableau en deux côtés. Reste à choisir parmi ce nombre incalculable d’œuvres, qui parfois se ressemblent, lesquelles seront exposées ou pas. «Comme dans toute production artistique, il y en a de mauvaises. Les plus ratées ne sont pas perdues: je réimprime autre chose par-dessus.»


A voir

Wade Guyton, vernissage mardi 11 octobre dès 18h, exposition jusqu’au 29 janvier 2017, Mamco, 10, rue des Vieux-Grenadiers, Genève, 022 320 61 22, www.mamco.ch