Le français est une langue retorse. Prenez le verbe délier: son sens paraît évident, mais il peut recouvrir des acceptions émotionnelles totalement opposées. Dans son usage le plus courant, il a une connotation plutôt positive: on délie les mains d’un détenu, on délie les cordons de la bourse. Une écriture «déliée», c’est une écriture agile. Mais étymologiquement (et morphologiquement), dé-lier, c’est aussi défaire un lien: c’est couper ce qui lie.

Les bienfaits de la contrainte

La pandémie nous a déliés les uns des autres. C’est épidémiologiquement nécessaire, mais c’est humainement affreux. Ça l’est pour tout un chacun d’entre nous, et ça l’est d’une manière plus aiguë encore pour celles et ceux de nos frères et sœurs humain(e)s dont la fonction est de communier, avec nous et entre eux: les artistes.

Une question se pose alors: comment, dans ce hic et nunc si particulier, imaginer d’autres manières de faire lien? Trouver une façon alternative de resserrer les nœuds qui habituellement nous maintiennent permettrait, en soi, de respirer un peu mieux, fût-ce entre nos murs. Mais pourrait-on imaginer que cette contrainte (comme le sont la versification, le lipogramme ou la gamme tempérée) donne naissance à des formes d’expression inédites?

Une autre manière de faire lien: «Musiques en face à face à Genève»

A Genève, l’association Insub a tenté quelque chose. Pour mémoire, Insub est un collectif de musiciens en équilibre sur les franges expérimentales et contemporaines – et, en la matière, un des ensembles de référence dans le paysage national. Après le premier semi-confinement, l’association a lancé un projet nommé «Insub.distances». Il s’agissait de commander à une série de compositeurs des pièces pour duo, tout en sachant qu’elles seraient exécutées par les instrumentistes sans qu’ils se rencontrent. Chacun chez soi, avec ses outils, bref: une musique pour duos dissociés dans l’espace et dans le temps, avant d’être synchronisés, à nouveau réunis (re-liés), au moment de la post-production. Michael Pisaro, Ryoko Akama, Jacques Demierre, Christian Wolfarth, Sarah Hennies et une poignée d’autres ont répondu présent.

Le rendu de l’expérience est passionnant à plusieurs titres. Tout d’abord parce que, comme de coutume chez Insub, on défriche des territoires sonores insoupçonnés (on est ici invité à ouvrir les oreilles) en proposant des confrontations instrumentales souvent inédites – à ce titre, le Alpha Beta Eros de Michael Pisaro exécuté par Philippe Lauzier (depuis Montréal) à la clarinette basse et D’Incise (depuis Genève) aux machines est de toute beauté. L’autre accroche-cœur est à chercher dans la mise en scène des performances: chaque musicien s’est filmé chez lui (en plan fixe ou à peu près) en train de réaliser sa partie de telle ou telle pièce. Le montage final place côte à côte les séquences vidéo (et audio bien entendu) de ces duos reconstitués. Une bonne idée qui a deux vertus: tout d’abord celle de nous faire partager l’intimité d’un musicien au travail; et ensuite et surtout celle de nous montrer que, quoi qu’on fasse, la musique traverse les murs.

Les sept premières collaborations sont disponibles gratuitement sur le site d’Insub. La dernière, une pièce de Jürg Frey jouée par Anouck Genthon et Pierre-Yves Martel, le sera le 13 décembre.