Portrait
En 2018, la musicienne redécouvre l’œuvre de l’écrivaine valaisanne. L’osmose poétique opère sur elle comme une épiphanie et donne naissance à un album décliné en concerts précieux

Les «sables de neige», les «déserts de glaciers», la «griserie du givre», les «vergers immobiles où dorment les amants». Sur la scène du CityClub de Pully, Aurélie Emery chante les poèmes de S. Corinna Bille. Ou plutôt, elle les incarne: ondulante comme une fougère, torrentielle comme les eaux du Rhône, enracinée comme l’abricotier, sa voix nous rappelle combien l’écrivaine valaisanne savait capter la sensualité de la nature. Quarante ans après sa mort, Aurélie Emery s’est enfoncée dans ces vers charnels et sauvages pour en revenir avec un album organique. Pas une interprétation, mais «une mise en musique» la plus fidèle possible, chevillée au rythme des mots et aux bruissements de la végétation.
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La collaboration post mortem commence lorsque l’association Johannis On Stage invite la musicienne sédunoise installée à Vevey à investir un lieu du patrimoine valaisan. En visitant l’église de Chamoson, elle reste estomaquée sous les vitraux et les peintures murales. Les fresques sont colorées, voire clinquantes, presque psychédéliques. C’est l’œuvre, lui dit-on, d’Edmond Bille, le père fantasque de Corinna. L’annonce lui fait l’effet d’une révélation: pour honorer sa carte blanche, Aurélie Emery mettra en musique les poèmes de la poétesse.
Un espace de rêve
Elle imagine une soirée simple, trois bougies et un looper installés sous la crypte. Mais à force de fréquenter les textes, les idées fusent, le projet prend du sens, elle découvre en l’autrice une sœur: «Quoique décalée dans le temps, mon expérience du Valais est similaire à la sienne. Je partage ses mémoires alpestres, je me sens proche du monde fantastique qu’elle déploie, de ses allers-retours incessants entre le monde minéral et celui de l’invisible, sa perception du sous-jacent, de la magie, des histoires de village et de la condition des femmes de cette région. Je n’aurais pas pu faire la même chose avec Aimé Césaire, dont je suis pourtant une fidèle lectrice.»
Religieusement, Aurélie Emery passe la main sur la couverture crème d’un livre. Adolescente, elle a lu et relu Soleil de la nuit: «Ces poèmes ouvraient un espace de rêve.» Ses psaumes à elle. De son enfance à Bramois, la jeune femme a gardé les souvenirs des messes dominicales – sa mère dirigeait la chorale, son père piquait du nez, mais Aurélie Emery planait dans les chants liturgiques. «J’étais dans le ventre de ma mère lorsqu’elle prenait ses cours de direction. C’est peut-être pour ça que j’aime autant les effets de réverbération.»
Je partage les mémoires alpestres de Corinna Bille, je me sens proche du monde fantastique qu’elle déploie, de ses allers-retours incessants entre le monde minéral et celui de l’invisible
Comme sa mère n’a pas de voiture pour la conduire au conservatoire, Aurélie fréquente la fanfare, où elle apprend la flûte traversière et quelques rudiments de flirts adolescents. Elle se rapproche des groupes de la région, met la main sur une guitare et compose ses premiers morceaux. Pour travailler son chant, elle s’isole dans un tunnel qui passe sous l’autoroute au milieu d’un verger. Quelques années plus tard, elle complète sa palette vocale en étudiant le chant classique indien à Bénarès. Installée à Bruxelles, elle fréquente une école de jazz. La flûtiste autodidacte y apprend un langage musical qui lui permet, chose précieuse, «de communiquer et donc de collaborer avec d’autres musiciens. Pouvoir leur écrire des accords, c’était vraiment très important.»
Cimes et érotisme
Un an après son premier concert à l’église de Chamoson, Aurélie Emery sort Un Goût de rocher, son deuxième album après Kiss SurYA produit par Christophe Calpini en 2014. Les 14 poèmes retenus partent de l’innocence de l’enfance, disent l’éveil érotique, la solitude des cimes, les éclaircies amoureuses et la métamorphose des saisons. Les textes ont conservé leur version originale: «Son mari, Maurice Chappaz, a parfois retouché ce qu’il a publié d’elle après sa mort. Moi, je ne me sentais pas le droit d’y toucher, je me suis mise au service du texte.»
Elle fait appel à Dragos Tara pour la contrebasse et l’électronique et à Didier Métrailler aux percussions et au marimba. Deux géants de granit qui l’accompagnent sur scène et entre lesquels elle laisse brasiller sa voix, souple comme un ruisseau, rocheuse et magistrale comme les hautes montagnes. Mais c’est seule qu’elle a composé les morceaux en se promenant dans la nature.
Scrutant les partitions du paysage, prêtant son oreille au relief des poèmes, majeurs, mineurs, se frayant un chemin dans la forêt des sens, électronique ou acoustique, fouillant les atmosphères jusqu’à ce qu’elles résonnent: «Ma vallée rêche/Sombre claire/Ma vallée de mousse/J’appuierai contre toi/Mes seins plus ronds que le Monde./Le lait des étoiles giclera. C’est une femme qui nous parle de sa vulve à travers l’allégorie d’une montagne. La sensibilité de Corinna résonne très fort en moi.»
Aurélie Emery chante les poèmes de Corinna Bille au temple de La Tour-de-Peilz (VD) le dimanche 3 novembre, puis aux Halles de Sierre les 8-9 novembre, au temple de Nyon le mercredi 18 décembre et au Kremlin, à Monthey, le samedi 8 février 2020. Plus d’infos sur son site internet.
Profil
1984 Naissance à Sion.
2009 Premiers concerts solos et découverte du «looper».
2014 Sortie de l’album «Kiss Surya».
2016 «Lovcano», carte blanche au Théâtre Les Halles de Sierre.
2018 Première d'«Un Goût de rocher» à l’église de Chamoson.