Annie Ernaux. Les Années. Gallimard. 242 p.
Les Années, qui doit peut-être son titre à Virginia Woolf, est sans nul doute le livre le plus ambitieux d'Annie Ernaux, et aussi le plus long avec le journal intime Se perdre (2001). Il aurait presque pu s'appeler Se retrouver, puisqu'il s'agit pour elle de ressaisir le monde dans lequel elle a vécu, de son enfance à aujourd'hui. Mais à la différence de L'Usage de la photo (2005), où l'écrivain commentait avec Marc Marie des images de vêtements emmêlés, traces de leurs échanges amoureux, on n'y trouve aucune des photographies dont elle se sert ici pour faire sentir le passage des années. Ce que souligne l'ouverture, solennelle comme un coup de gong, de ce beau livre testamentaire: «Toutes les images disparaîtront.»
Quand nous mourrons, en effet, toutes les images et tous les mots s'effaceront en une seconde. Aussi y a-t-il urgence à fixer ce qui fuit, à laisser une trace de soi mais aussi des autres, à lutter contre la rapidité du changement et la fugacité de l'existence, bref à «sauver quelque chose du temps où l'on ne sera plus jamais». Parce qu'elle se veut impersonnelle et collective, cette autobiographie longuement pensée, très concertée dans sa forme à «l'imparfait continu», avec son prologue et son finale, dit «elle», «on» et «nous», au lieu du «je» dont Annie Ernaux use depuis qu'elle a abandonné la forme romanesque voici un quart de siècle - La Place et Une Femme, récits fondateurs sur son père et sa mère, datent de 1984 et 1988.
Mêlés aux images d'elle qui scandent Les Années, d'une photo sépia ovale à une cassette vidéo, en passant par une photo en couleurs ou un film sur sa vie familiale, on retrouve les fragments de réalité que l'écrivain aime insérer dans ses textes pour leur donner une assise à la fois documentaire et sensible: chansons, publicités, choses vues et entendues dans la rue, à la télévision ou à la radio, expressions populaires, parler familial, jeux de mots et histoires drôles. Un élément neuf s'y ajoute avec ces arrêts sur image que constituent les repas de famille dominicaux, qui reviennent à chaque décennie, de l'immédiat après-guerre à Noël 2006; dans l'évolution du menu, celle des façons de table ou des conversations se dessine une suggestive traversée du temps qui rappelle celle d'Ettore Scola dans Le Bal.
Peut-on «réintégrer fugitivement toutes les formes de l'être» qu'on a été, durant quelque soixante ans d'événements petits et grands? Qui dit mémoire pense forcément à Proust, mais ce n'est pas tant du côté de chez Swann que penche la fille des cafetiers-épiciers d'Yvetot. A sa manière sobre, nette, d'une violence contenue, elle cherche plutôt à lire dans les choses les signes d'une époque, à la manière de Perec, lui aussi auteur d'un «livre total» avec La Vie mode d'emploi. Tout commence avec la guerre et le récit des origines, la peur, la faim, la rareté de tout, l'héritage des gestes brusques qui façonnent l'enfance de la petite Annie. Elle devient une adolescente au «corps poisseux» qui attend l'amour, une étudiante qui se rêve en Mylène Demongeot et Simone de Beauvoir, puis une jeune épouse bourgeoise, une mère lasse, une femme gelée, une divorcée qui a un amant... Et bientôt, car tout s'accélère, cette femme d'un certain âge entourant de ses bras sa petite-fille.
Livre sur le temps et la mémoire, livre de transmission aussi, Les Années montre une femme faite de ces époques successives, parfois contradictoires mais unies à travers son regard. Les événements politiques et les acquis sociaux servent de toile de fond à cette peinture de la transformation de notre société autour des dates clés, entre espoirs et désillusions, des mois de mai 1968, 1981 et 2002. Particulièrement attentive à la situation des femmes et à leur sexualité (l'avortement si longtemps tabou, la contraception si chèrement acquise), Annie Ernaux l'est aussi à l'habitat, aux transports en commun, aux centres commerciaux ou à la mode vestimentaire. De sorte que, pour peu qu'on soit né au mitan du siècle précédent, c'est un peu de sa propre existence qu'on voit défiler au fil des pages, tout «un monde qu'on a enregistré rien qu'en vivant», et que l'écrivain nous restitue en se fondant parmi la foule de ses contemporains.