Seuls Grand-Père et moi avons survécu - nous avions quitté le lac trois jours plus tôt et nous étions loin. Le silence nous attendait au retour. Grand-Père m'a collé une main sur la bouche. Le cheval s'est cabré, la roulotte a tremblé. Il y avait des tas de cendres sur la rive autour. Grand-Père a sauté à terre. Il a dit: Attends-moi là. On ne discutait pas avec lui. Il pensait qu'un endroit n'était pas plus mauvais qu'un autre, et que la plupart des gens étaient bons, mais qu'on mettait partout des lois exécrables, alors ils devenaient exécrables.
Il ne s'est pas arrêté pour pleurer, il n'a pas pris le temps de pêcher les chapeaux, les foulards et les coffres qui flottaient dans la glace brisée. Il est revenu droit vers moi, les cheveux collés dans le cou, et il m'a dit: Vite, Zoli, tais-toi, plus un mot.
On a tiré les rideaux aux fenêtres, on a mis des chiffons autour des couteaux pour qu'ils ne cliquettent pas. Il a emballé le miroir dans une chemise, toutes les assiettes dans des torchons. On a pris une petite route, avec l'herbe au milieu et les traces des roues de chaque côté. C'était déjà le printemps, c'est pour ça que la couche de glace avait cédé. De minuscules bourgeons naissaient sur les branches. Les oiseaux chantaient dans les arbres et le soleil étincelait comme du métal. Je fermais les yeux pour ne pas le voir.
J'attendais toujours que ma mère revienne, avec mon père, mon frère et mes deux sœurs, et mes cousins aussi. Et Grand-Père me serrait fort, il regardait derrière et il disait: Ecoute, ma fille, la Hlinka est toujours là, il ne faut plus faire de bruit, tu m'entends?
J'avais vu la Hlinka, les hommes aux bottes de cuir qui faisaient des plis aux genoux, les matraques qui claquaient contre leurs cuisses, les fusils en bandoulière, les bourrelets de graisse au bas de la nuque.
Grand-Père a mené Rouge jusqu'à la nuit, et on s'est enfoncés dans un petit bois. Les étoiles étaient des coups de griffes dans le ciel. Assise dans un coin, je me balançais d'avant en arrière, puis j'ai coupé mes cheveux avec un couteau pointu. J'ai caché mes tresses dans mon oreiller. Quand il m'a vue ensuite, Grand-Père m'a giflée deux fois et il a dit: Mais qu'est-ce qui t'a pris? Il a fourré une de mes tresses dans sa poche, et il m'a dit dans un murmure que ma mère avait fait pareil quand elle était petite, ce n'était pas une bonne chose, c'était contraire à nos lois.
Quand on s'est réveillés, il avait des traces noires sur les joues. Il est sorti, il a plongé la tête dans le ruisseau, il a fait fondre un peu de neige pour donner à Rouge, et on est repartis.
On a roulé pendant des jours, des premières clartés aux dernières lueurs. On a traversé un village avec un clocher carré, et l'horloge ne donnait pas la même heure sur les quatre côtés. Les magasins étaient ouverts, le marché grouillait de monde. Quand on est arrivés sur la grand-place, Grand-Père s'est raidi.
Il y avait des hommes de la Hlinka, qui riaient et fumaient sur le parvis de l'église. Ils se sont tus sur les sabots de notre cheval. Un blindé est apparu derrière la tour carrée. Tais-toi, m'a dit Grand-Père. Il a fouetté Rouge, on a dépassé l'église en vitesse, on est partis très loin dans la campagne.
Serpents de fascistes, il a dit.
On a frappé à toutes les portes pour trouver de quoi manger, et tard ce soir-là, on est tombés sur un chemin isolé, bordé de ronces. On a vu une maison de pierre au milieu de grands arbres. Un chat nous regardait sur le rebord de la fenêtre. Grand-Père a proposé au fermier de réparer son mur s'il nous donnait un peu de soupe et un peu d'argent. Il a dit: Vous réparez le mur d'abord. Grand-Père a répondu: La petite a trop faim, regardez-la, il nous faut de l'argent pour lui acheter à manger. Le paysan a rétorqué que s'il donnait l'argent d'abord, on s'en irait tout de suite, que les bohémiens, c'était tous des voleurs, des bons à rien. Grand-Père a fait comme s'il n'entendait pas et puis il a dit: Je répare le mur si vous apportez quelque chose à la petite.
Le fermier est rentré, puis il est ressorti avec un bol de bortsch à nous partager. On a bu sa soupe misérable du même côté. C'était un vieux bol fêlé avec deux anses cassées.
Même les fontaines avalent de la pisse un jour ou l'autre, a dit Grand-Père.
Nous avons passé la nuit dans le pré en friche, derrière la ferme. La radio était allumée à l'intérieur, on entendait vaguement, et personne ne disait rien des massacres. Je me suis blottie contre Grand-Père, je lui ai demandé pourquoi notre famille ne s'était pas enfuie de l'autre côté du lac.»