Critique: Le Ballet de Lorraine à Genève

Bonheur d’une exécution

Ah, les friponnes. Mathilde Monnier et La Ribot astiquent le Ballet de Lorraine au Bâtiment des forces motrices à Genève. Ça se passe mercredi soir et près de 600 spectateurs exultent. Pas tous, non. Mais ces demoiselles et ces garçons-là, oui. Ils ont 18 ans, fréquentent les écoles de danse. Ils applaudissent debout Objets retrouvés de Mathilde Monnier, formidable tête-à-queue documentaire qui conclut la soirée. En première partie, EEEXEEECUUUUTIOOOOONS! de La Ribot, cette artiste madrilène établie à Genève, a aussi captivé. Autrement. Mais dans les deux cas, le jeu consiste à exposer la mécanique du danseur, à rappeler que sa prouesse se paie, cher parfois, qu’exécuter abîme, que le tutu cache des pansements.

Démonstratif? Non, fantasque et intelligent. Prenons La Ribot et EEEXEEECUUUUTIOOOOONS! L’air vrombit. Un souffle de chaudière amplifié peut-être. Là-dessus entrent des garçons et des filles, justaucorps ou chemises noirs. Ils pénètrent dignes comme des bayadères dans ce qui ressemble à une boîte blanche. Ils véhiculent une histoire ancienne, un métier qui se transmet de miroir en barre fixe. Chacun suit un chemin de lui seul connu. Petit saut, arabesque, pas de bourrée. On admire le lexique. Mais tiens, là, à main gauche, un homme se saisit d’une plaque carrée. Il la pose au sol. Puis une autre. Et ainsi de suite. La Ribot est coutumière de ces collages en direct. Regardez encore cette fille au premier plan, à quatre pattes. Sa jambe s’ouvre en équerre et se referme. Elle répète le mouvement, tandis que de l’autre côté, un éphèbe s’élève, par la grâce d’un harnais. Et notez-le, c’est lui qui tire la corde. Cette pièce est une transe ouvrière. La Ribot soupèse la condition d’interprète, la griserie de se sentir plus grand que soi au cœur d’une troupe, et l’usage des soirs qui vire en usure.

Démythifier, c’est ce que Mathilde Monnier fait aussi. Avec la même dose d’amour et de scepticisme que La Ribot. Mais dans Objets retrouvés, ce sont les individus qui comptent. Ce garçon et cette fille-là. Ils exécutent un pas de deux. Mieux que ça, ils disent le sous-texte. «Jambe allongée», lance-t-elle. «Petit regard sexy», répond-il. «Jusqu’aux étoiles», poursuit-elle. Un autre danse et parle sur la même vague. Il se rappelle avoir fait le crapaud dans Le Sacre du Printemps de Maurice Béjart; puis une reconversion comme moniteur dans un fitness. Le monde de la danse est une jungle, tantôt impitoyable, tantôt fraternelle. «Vas-y mon kiki», s’emballe une beauté. Ce déshabillage émeut, déride, électrise. D’Objets retrouvés, on dira que c’est un éloge du pas de côté. Le bonheur de l’art et son intelligence.