Spectaculaire et bruyant, ce barnum interstellaire n’évite pas le ridicule
Les percussions jouent la partition du tambour des galères en phase d’éperonnage. Les trombones poussent des barrissements d’éléphants enragés. Le staccato de mille violons vrombit comme une trombe de moustiques. Et l’ingénieur du son rajoute des basses telluriques… Dans l’espace, personne ne vous entend crier, disait l’affiche d’Alien. De nos jours, le vide intersidéral n’arrive pas à étouffer des débordements symphoniques de plus en plus monstrueux. Mais dans J upiter Ascending, il y a aussi des tonnes d’effets spéciaux, des mégatonnes d’explosions et même une histoire d’amour.
Petite immigrée russe aux Etats-Unis, Jupiter Jones (Mila Kunis) rampe tout en bas de l’échelle sociale. Alors qu’elle récure la cuvette des WC, elle ne sait pas qu’à des années-lumière, Kalique Abrasax, reine de l’Univers, cherche à la faire assassiner. Par chance, Caine Wise (Channing Tatum, avec les oreilles en pointe), soldat génétiquement croisé avec un loup, s’interpose…
La petite bonniche échappe aux tueurs en cassant la moitié de Chicago, puis s’envole aux confins du cosmos. Là, elle apprend qu’elle est membre de la famille royale et que la Terre lui appartient. Ses frères Balem (Eddie Redmayne) et Titus veulent l’éliminer afin de ne pas partager les gains engrangés par l’éradication de la population terrienne. Dégainez les fulgurs, il va y avoir du raffut sous les étoiles!
Au soir du XXe siècle, les frères Wachowski ont réformé la science-fiction avec le très surestimé Matrix. Depuis, Andy et Larry, devenu(e) Lana, courent en vain derrière le succès avec de grands spectacles ambitieux que le ridicule n’épargne pas: Speed Racer, ou Les Fous du volant dans la 4e dimension, et Cloud Atlas, agglomérat de récits diachroniques pour comédiens à rôles multiples.
Jupiter Ascending a quelques atouts. Sa dimension azimutée, son ambition stratosphérique, budgétée à 175 millions de dollars, de signer la mère des space opéras. Un zeste d’humour: le vaisseau laisse un beau géoglyphe en décollant… Quelques bizarreries, comme la maison de Stinger Apini (Sean Bean) colonisée par les abeilles.
Certains motifs futuristes ravissent les amateurs de science-fiction, tels les combinaisons spatiales instantanées ou ces formidables vaisseaux à géométrie intermittente, composés «d’alliages morphables et de zones d’énergie pure fixée», comme a pu l’écrire Dan Simmons. Ou encore le bouclier virtuel dont Caine est génétiquement augmenté. Ces motifs évoquent La Culture d’Iain M. Banks.
Mais Jupiter Ascending, c’est aussi un hallucinant fatras de styles et d’influences diverses. Les Wachowski ont jadis inventé des figures de style, comme le bullet time retraçant la trajectoire des balles en ultra-slow motion. Aujourd’hui, ils recyclent tout et n’importe quoi dans un produit lorgnant du côté de Luc Besson.
Le fond de leur tourte est le space opera, façon Edmond Hamilton – comme le héros de Les Rois des étoiles, la jeune Jupiter est aspirée vers la voûte céleste et le pouvoir absolu. Il y a l’indispensable zeste de paranoïa dickienne et de la confiture de contes de fées.
Le thème du cannibalisme est emprunté à Soleil vert, et modernisé: il ne s’agit plus d’une humanité affamée qui survit en mangeant sans le savoir ses cadavres, mais d’une aristocratie moissonnant le génome de l’humanité pour vivre éternellement. Mais cette gravité s’efface derrière des intrigues de palais dignes des Borgia, des conspirations à la Star Wars et une esthétique kitsch puisant directement aux sources du Cycle de Mars (1911) d’Edgar Rice Burroughs, ou de Flash Gordon, d’Alex Raymond (1934).
Enfin, alors que l’affaire balance entre château suspendu de la Belle au bois dormant et Tora! Tora! Tora! sur les anneaux de Saturne, les Wachowski ouvrent un intermède satirique sur la bureaucratie, dont le design rétrofuturiste renvoie expressément à Brazil puisque Terry Gilliam fait un caméo en fonctionnaire zinzin.
On peut rajouter au réquisitoire un manichéisme touchant de naïveté (petits tueurs macabres au look d’E.T. cadavéreux), des motifs infantiles comme cette garde prétorienne aux pesanteurs dinosauriennes qu’on dirait échappée de Dark Crystal. Ou carrément grotesque, la prolifération de mutants saugrenus: qu’on croise un homme avec un loup pour faire un soldat féroce, d’accord. Mais quel est l’intérêt de cette femme aux oreilles de lapin? Et, pis encore, de cet Elephant Man qui pilote le vaisseau amiral?
«Je hais ma vie.» C’est la devise de Jupiter. Elle change de refrain quand elle connaît la puissance et la gloire galactique. Ce film qui flatte avec un rien de cynisme la volonté de puissance autorise une lecture plus liée au flottement identitaire de Lana Wachowski. Les mutations innombrables, le coup d’épieu dans la queue d’un garde saurien, les mutilations sont probablement des métaphores de la transsexualité.
A la fin, pardonné, Caine, le guerrier aptère, recouvre ses ailes synthétiques et enlève Jupiter dans les airs, tel l’ange ravissant Barbarella. Cette dimension fantasmatique n’est pas inintéressante. Malheureusement, la musique…
V Jupiter Ascending (Jupiter: le destin de l’Univers), d’Andy et Lana Wachowski (Etats-Unis, 2014), avec Mila Kunis, Channing Tatum, Eddie Redmayne, Sean Bean. 2h07.
Caine recouvre ses ailes synthétiques et enlève Jupiter dans les airs, tel l’ange ravissant Barbarella