Deux beaux oiseaux dans la cage du temps. L’écrivain Frédéric Boyer et le dessinateur Serge Bloch se serrent, huppe contre huppe, à la demande de notre photographe. Ils prennent la pose dans un antre du Musée international de la Réforme (MIR), chambre secrète qu’ils ont décidé de dédier à Jonas, le prophète qu’une mer affolée projette dans le ventre de la baleine.

A cet instant, dans le giron de la Genève protestante, ils respirent l’origine du monde. C’est le projet même de la merveilleuse exposition qu’ils cosignent, à l’invitation de Gabriel de Montmollin, directeur inspiré du MIR. Ils offrent, à travers une sélection d’épisodes bibliques transposés en fresques et dessins animés, le parfum des figuiers d’antan, la pulpe d’histoires qui nourrissent notre imaginaire; mettent en joie l’esprit; promènent, sous des étoffes de caravansérail, leurs énigmes; rallument des flammes qu’on croyait perdues.

Les héros de ce roman à mille voix, on les connaît. Eve et Adam, Jacob et Job, Caïn et Abel, etc. Casting divin, casting démoniaque. Leurs drames pourtant s’estompent dans une ère où les textes sacrés sont l’apanage des exégètes. Les Français Frédéric Boyer et Serge Bloch ont voulu qu’ils brillent pour le plus grand nombre. Le premier a aiguisé le verbe, pour qu’il jaillisse comme d’un volcan printanier. Le second a injecté sa fantaisie dans les mailles des mythes. Cette entreprise à quatre mains a donné lieu d’abord à un livre, Bible. Les récits fondateurs (Bayard, 2016) et à l’exposition Il était plusieurs fois, qui promet d’attirer les foules jusqu’au 19 mai.

Mais voici que Frédéric Boyer et Serge Bloch sortent du ventre de la poissonne, pour raconter leur corps-à-corps avec Noé et ses tribus. Le premier les connaît par cœur, pour avoir dirigé une fameuse Bible des écrivains (Bayard, 2001). Le second les avait négligés, pris dans le tourbillon de ses dessins et de ses fables, la série Max et Lili en particulier.

Une Bible dessinée comme une série de strips, avec un texte leste comme le calame des scribes, c’est culotté. Qui a eu l’idée de cette entreprise?

Frédéric Boyer: Cela remonte au début des années 2000, j’étais éditeur chez Bayard et nous venions de publier une Bible traduite par une vingtaine d’écrivains. Ma direction a voulu prolonger cette aventure avec des films d’animation, de trois à quatre minutes, pour illustrer ces récits fondateurs. J’en ai parlé à Serge, qui était directeur artistique dans la même maison.

Serge Bloch: Je n’étais pas emballé. Je ne suis pas un spécialiste de la Bible. Seulement, Frédéric m’a fait parvenir ses traductions. C’était beau et c’était sacrément excitant. Mais avant de passer à la création des films, 35 épisodes de 4 minutes, nous avons voulu qu’il y ait un livre.

F. B.: Il fallait que chaque récit ait la rapidité d’un poème.

S. B.: C’est parce qu’il y avait ce nerf que les images sont venues. Il ne fallait pas tomber dans le péplum. Je voulais quelque chose d’allusif, d’enlevé, de drôle. Le livre est sorti, il a rencontré le succès, quelque 20 000 exemplaires de vendus. Il y a eu les films ensuite et l’exposition, d’abord au Centquatre à Paris, qui est un centre culturel très vivant, dans un quartier populaire, puis à la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon. Aujourd’hui, c’est dans la maison de Jean Calvin.

Serge Bloch, vous êtes identifié à «Max et Lili», cette fabuleuse initiation au monde à hauteur d’enfant lancée il y a vingt-cinq ans. Illustrer la Bible correspond-il au même geste?

S. B.: Je suis un dessinateur d’histoires. Je pense tout le temps au destinataire. Quand je dessine Max et Lili, j’ai en tête les gamins qui liront l’album. C’est la même chose pour cette expo: je veux que nos récits illustrés donnent du plaisir, qu’ils excitent intellectuellement les visiteurs. Je me suis souvenu que j’avais eu un rapport intense avec ces textes.

La Bible vous a donc quand même marqué?

S. B.: J’ai grandi dans une petite communauté juive de l’est de la France. Mon enfance a été scandée par des fêtes religieuses qui avaient un côté magique. J’ai passé des heures à rêver en marge de ces cérémonies. Cette culture biblique me vient aussi des cours de religion que nous avions à l’école publique, cours qui est une exception alsacienne. Un rabbin, dont le judaïsme était éclairé, nous faisait colorier les histoires de Noé, Jacob, David. Ma vocation pour le dessin vient peut-être de là au fond.

D’où vient, Frédéric Boyer, cette passion pour les textes sacrés? De votre éducation catholique?

F. B.: J’ai une fréquentation au long cours de la Bible, j’ai passé sept ans à superviser celle des écrivains. Ce qui me passionne dans cette matière, c’est que c’est une extraordinaire aventure littéraire. Elle naît au VIe siècle avant J.-C., au sein d’un peuple chassé de ses terres, par Nabuchodonosor, roi de Babylone. Des hommes en exil se sont mis à raconter les histoires de leur Jérusalem perdue. Ils constituent un trésor qui va nourrir des siècles de réécriture et de lectures toujours renouvelées. Le texte est offert à l’interprétation, c’est ça qui est beau.

Le génie du christianisme tient-il à cette capacité à produire du récit?

F. B.: La fable et ses mille et une interprétations appartiennent à la tradition judaïque. Les juifs ont créé un réservoir d’histoires et de commentaires. Le christianisme vient de là, mais ses prosélytes ont créé une autre littérature dominée par cet immense sujet qu’est l’espérance. Des petites communautés juives au premier siècle de notre ère vont vouloir reconnaître le Messie, le fils de Dieu. Ce récit devient celui de la reconnaissance, d’une reconnaissance contrariée: le Sauveur était bien là, mais on n’a pas su le voir. Ce qui s’énonce alors, c’est notre fragilité, mais aussi le don de soi.

Le Nouveau Testament pourrait-il vous inspirer une approche comparable à celle de votre Bible illustrée?

F. B.: Mais oui! Nous préparons une version en 12 petits films, auxquels Jeanne Balibar prêtera sa voix. La matière n’a rien à voir avec celle de l’Ancien Testament, constitué de récits mythologiques, ensemencés par toute la littérature préalable. Les récits du Nouveau Testament se donnent comme témoignages de la vie de Jésus, ils forment un enseignement. Ce sont déjà des textes en débat.

S. B.: La vie de Jésus, c’est compliqué! Parce que le Christ est surreprésenté, qu’on le voit partout. Mon défi est d’échapper à son cliché. L’autre difficulté, c’est qu’il y a moins d’humour dans ce corpus. Mais je crois avoir trouvé la formule graphique: mon Jésus sera fluctuant, il sera irréductible à une image.

A qui s’adresse l’exposition du MIR?

S. B.: A Paris, elle a été vue par beaucoup de jeunes et de classes. Mais elle a vocation de toucher tout un chacun. Quel que soit son niveau de culture, on peut y connaître le plaisir, celui de se confronter à nos fables originelles et à leurs questions intemporelles.

F. B.: Ces histoires sont proches de nous. C’est ce que nous voulons rappeler. Elles parlent de sexe, de jalousie, de guerre.

Rien à voir. Quel est le livre que vous offrez aux êtres qui vous sont chers?

S. B.:Celui qui va vers elle ne revient pas (Points, Seuil), de Shulem Deen. C’est le témoignage récent d’un juif orthodoxe, qui a appartenu à une communauté hassidique extrémiste. Comme je passe beaucoup de temps à New York, j’ai souvent traversé les quartiers où elle vit. On peut trouver leurs coutumes folkloriques de l’extérieur, mais sous la plume de Shulem Deen, elles s’avèrent cauchemardesques.

F. B.: J’offre essentiellement de la poésie. Témoignage (P.O.L) de l’Américain Charles Reznikoff, Apollinaire très souvent et récemment Canzoniere de Pétrarque (Poésie/Gallimard). C’est un sommet de la poésie amoureuse. Lisez-le!


Une sacrée verdeur sous le toit de Calvin

L’exposition Il était plusieurs fois enchante par ses visions décomplexées, drôles et graves à la fois des mythes fondateurs de notre civilisation

Cet ami-là, vous le connaissiez depuis des lustres, mais vous ne l’aviez jamais vu aussi vert, vigoureux comme un olivier dans l’azur, hardi, même quand le ciel lui tombe sur la tête. Il était plusieurs fois multiplie les surprises de cet ordre-là, alliant plaisir de la reconnaissance et de l’interprétation poétique, dans les alcôves, cabinets et dédales de la somptueuse Maison Mallet. Cette exposition en forme de récréation érudite – quand même, on est chez Calvin! – et humoristique taille les vieilles barbes de nos héros, ce n’est pas le moindre de ses mérites.

A quoi tient la réussite éclatante d’Il était plusieurs fois? Au bain de jouvence que l’écrivain Frédéric Boyer et le dessinateur Serge Bloch offrent à une dizaine de figures canoniques. Tenez, on stationne un instant dans le salon d’apparat du MIR. C’est la ligne de départ de ce vagabondage à travers les âges. Face à vous, un écran. Le scénario? Dieu crée l'homme. A cette époque, il est au meilleur de sa forme. Ça fuse donc, dans ce dessin animé: un Adam mielleux, une Eve miellée, un serpent fielleux, un bestiaire bientôt hostile… Quatre minutes pour se sentir renaître et chuter, porté par le beau texte de Frédéric Boyer, la voix fraternelle d’André Dussollier, la musique aux accents stravinskiens de Benjamin Ribolet.

Vaillants gringalets

Vous voilà entraîné par le courant, sur les traces de personnages considérables redessinés en gringalets vaillants. Dans les soubassements de la maison, sur un autre écran, c’est Caïn qui gonfle, rouge de honte après avoir tué Abel. Sur les murs de ce couloir, c’est une jungle édénique qui appâte le regard – le pinceau de Serge Bloch festoie, de volière en savane fauve.

Si on est conquis, c’est aussi parce que Gabriel de Montmollin, le directeur du MIR, a inscrit ce déploiement dans la dramaturgie des lieux. Les films, fresques, dessins sont autant de contrepoints amusés aux portraits et aux objets historiques. Dans une crypte repeinte de rouge, on assiste au naufrage de Jonas, ce prophète de poche au pied téméraire, sauvé par la gueule béante d’une baleine.

A la sortie de cette hallucination tragicomique, on tombe nez à nez sur un serpent d’église, un monstre marin miniature à l’évidence. Comme Jonas, on a des audaces: pour un peu, on soufflerait dans ce bouquin, comme on appelle l’embouchure de l’instrument, histoire de sonner les cloches au Très-Haut pas toujours très attentif au sort de ses créatures.


Il était plusieurs fois, Genève, Musée international de la Réforme, rue du Cloître 4, jusqu’au 19 mai, https://www.musee-reforme.ch