Bien secoué, Tartuffe pique fort à la Comédie
Spectacle
A Genève, Zoé Cadotsch et Julien Basler désossent, en bricoleurs experts, la grande pièce de Molière. Six comédiens de talent s’endiablent dans la fosse aux faux dévots

Ah, le plaisir de fesser Tartuffe! A la Comédie de Genève, les acteurs des Fondateurs ont ce culot qui les distingue: ils démembrent la charge de Molière, sus aux hypocrites; astiquent la smala d’Orgon, ce tyranneau domestique qu’un faux dévot abuse; décoiffent la belle Marianne, cet oiseau de printemps qui se verrait bien roucouler avec le charmant Valère. Ils jouissent surtout, car tel est leur destin, des attributs du théâtre, un postiche ici, une perruque là, un manteau de cour là encore, autant d’accessoires qui transforment un interprète en un tournemain.
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A chaque pièce, sa perceuse, sa scie, ses écrous. C’est ainsi que les Genevois Zoé Cadotsch et Julien Basler conçoivent leur entreprise de déconstruction et de remontage express à l’enseigne des Fondateurs, leur compagnie depuis 2009. La première est plasticienne: elle a la passion des matériaux. Le second est comédien: il a un faible pour la commedia dell’arte, la flamme d’une improvisation quand elle a de l’âme.
Chacune de leurs productions oscille entre les tréteaux d’Arlequin et l’atelier d’artiste: des comédiens s’écartent d’un canevas attendu pour construire, en direct, une armature inédite. Sur la scène, donc, des chaises en pagaille planent comme des oiseaux empaillés. Une douairière en tailleur (François Herpeux), coiffée d’un drôle de bonnet laineux, pérore en traversant le plateau, suivie d’un cortège d’agités. On reconnaît là Mélanie Foulon, Aline Papin, Aurélie Pitrat, Claire Deutsch, David Gobet. Ils palabrent sur le sens d’un mot, on les croit en pleine répétition, on est dans le vif du sujet.
Panique sous les projecteurs
D’emblée, c’est un coup de massue burlesque. François Herpeux dans les habits de Madame Pernelle, la mère d’Orgon, fait l’éloge de Tartuffe, «cet homme de bien». Mais il tombe dans les pommes à l’instant, assommé par un pied de chaise. Panique sous les projecteurs. Et rire en cascade dans les travées.
Voix suraiguë à la Marie-Thérèse Porchet, François Herpeux bafouille: «Je ne trouve plus le grain.» Et une de ses camarades: «Ce n’est pas parce que tu joues une femme que tu dois prendre une voix pareille.» Ce préambule burlesque est une déclaration d’intention: les Fondateurs mettent sur le gril les conventions de la représentation, en héritiers de Bertolt Brecht, cet homme de théâtre qui invitait à ne pas être dupe des règles du jeu.
Comment ne pas être dupe: telle est la question, ô combien théâtrale, de Tartuffe. Mélanie Foulon, capable de tout en Marianne, annonce que cette fois, c’est la bonne: elle a trouvé son Valère. Aurélie Pitrat, elle, drague le public: elle sera Elmire, l’épouse d’Orgon, celle que Tartuffe reluque, sous des airs d’éternel pénitent. Et Orgon, les amis, où est-il? Là, sous vos yeux: c’est l’intense David Gobet, enténébré, sous l’emprise de son grand homme.
L’étau va se refermer. Pendant qu’Orgon annonce à Marianne son intention de la marier à Tartuffe, la troupe décroche les chaises de leur ciel de brocante et commence ses travaux. L’un scie un dossier, l’autre dévisse un pied, tandis que Dorine, la fidèle servante, tente d’arracher son maître aux tentacules de la pieuvre. On ne comprend pas où ces apprentis menuisiers veulent en venir. Mais on pressent que leur complot ne sera pas vain. Ne manient-ils pas l’étau avec insistance?
Zoé Cadotsch et Julien Basler sont des lecteurs-bricoleurs. Il y a ici et là du flottement, des longueurs (la fête finale notamment), une diction parfois négligée, mais l’ensemble est cohérent. Bientôt, leurs sièges formeront un demi-cercle aussi séduisant à l’œil que signifiant. N’évoquent-ils pas le mobilier d’église? Il ne manque plus qu’une chaisière comme chez Balzac. Ne renvoient-ils pas aussi à un théâtre d’ombres féroces, des puissances sans visage qui assiègent la maisonnée? Ne signalent-ils pas la faille – les dossiers sont fracturés – dans les cerveaux, la mérule pleureuse dans l’édifice?
Mais voici qu’Elmire entreprend Tartuffe, qui a ici la silhouette ascétique d’Aline Papin. Elle feint de céder à ses avances, pour qu’Orgon, son époux, découvre la duplicité de l’aventurier. Voyez le piège: David Gobet est caché sous une table basse ridicule, recouvert du châle d’Aurélie Pitrat. Il remue de la croupe tandis qu’Aline Papin s’enhardit. Dans un moment, les masques tomberont et l’enfer s’ouvrira sous les pieds des protagonistes. Tartuffe croira triompher; Orgon, sombrer. Mais l’issue est plus ambiguë que cela. C’est ce qui s’appelle avoir le cul entre deux chaises.
Tartuffe, Comédie de Genève, les 25, 27, 29 février et les 3, 5, 7 et 8 mars; Dom Juan, les 26, 28 et 29 février et les 1, 4, 6 et 8 mars; rens. https://www.comedie.ch/