Jazz
Alter ego de Duke Ellington, le pianiste et compositeur sort peu à peu de l’ombre de son génial mentor

Comment sortir d’une légende d’autant plus tenace qu’elle est en partie fondée? Billy Strayhorn, c’est l’autre nom de Duke Ellington, dont il serait aux dires de certains bien plus que le lieutenant: l’éminence grise, enrôlée avec son plein consentement par un Duke à la créativité déclinante. On relèvera tout de même que Strayhorn rejoint Ellington en… 1939, soit au plus fort du bouillonnement artistique de l’orchestre, ce qui devrait suffire à discréditer cette thèse largement fantaisiste. Ce qui est sûr, c’est qu’on est en présence d’un cas, troublant à l’extrême, d’identité contrariée: soit étouffée par la (trop grande) proximité d’une personnalité au rayonnement plus large, au rôle historique plus prestigieux et aux facultés créatrices plus charismatiques, soit, a contrario et pour la même raison, magnifiée bien au-delà de ce qu’elle aurait pu offrir par ses seules ressources.
Joyau inclassable
Si l’image de l’alter ego providentiel de Duke fascine à la façon d’un fantasme substitutif, elle occulte surtout le créateur à part entière qu’il devient plus facile aujourd’hui d’appréhender dans sa vérité. Ce double CD y invite, en exhumant d’abord, contre l’ordre chronologique, l’étonnant The Peaceful Side, séance très libre de 1961 d’où l’on sort troublé, beaucoup plus que par les ressemblances mille fois soulignées avec l’univers de Duke, par les différences qu’il est urgent d’inventorier.
On les résumera par cette sensation de retenue effarouchée, de fragilité vacillante, presque de préciosité qui couve sous les inévitables ellingtonismes de surface, et qui fait par exemple de cette version de «Passion Flower» un joyau impossible à classer, à la croisée du jazz et de la musique dite savante. Soit un recueillement dont la qualité est çà et là troublée par les vocalises parfaitement superfétatoires, par chance peu envahissantes, des Paris Blue Notes.
Tout aussi discret, le recours, sur certaines plages, aux cordes du Paris String Quartet s’avère bien plus heureux. Cette espèce de saupoudrage classique suffit à tirer Strayhorn du côté d’une musique de chambre éloignée de la spontanéité et de l’expressionnisme supposés du jazz. Ajoutons-y une délicatesse de toucher et une subtilité harmonique très Bill Evans, et nous voilà en présence d’un Billy Strayhorn aussi prémonitoire qu’intemporel, sorte de boussole émancipée dont pourraient se réclamer des disciples passablement inattendus.
Face-à-face intense
Après le plus classique Cue For Saxophone, de l’éphémère label Felsted, qui contient quelques-unes des plus sidérantes enluminures du Johnny Hodges d’après-guerre, le recueil met le cap vers les plus connus piano duets réalisés en 1950 dans un face-à-face intense, tendu, extralucide avec un Ellington littéralement assiégé. On est frappé, avec le recul, d’y trouver le contraire de ce qu’on a toujours diagnostiqué: une influence en retour de Strayhorn sur Duke. Sur un blues lent tout simple jusque dans son titre de «Bang-Up Blues», Ellington se laisse entraîner, sous l’influence de ce faux double de lui-même, vers une désintégration de son univers qui annonce le tsunami stylistique de Money Jungle.
Billy Strayhorn, «Day Dream. Complete 1945-1961. Sessions as a Leader» (2 CD Essential Jazz Classics/Musikvertrieb)