Les blessures et les cicatrices de Kader Attia exposées à Lausanne
Beaux-arts
La question de la réparation est au cœur de l’œuvre de l’artiste franco-algérien, comme on peut le découvrir au Musée cantonal des beaux-arts. Aux blessures physiques, dues à la guerre ou à des rituels, répondent aussi des blessures de civilisation

Les blessures et les cicatrices de Kader Attia
Beaux-arts L’artiste franco-algérien expose au Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne
La question de la réparation est au cœur de ses œuvres, d’un bout à l’autre du parcours
Kader Attia est un artiste à qui l’art ne suffit pas. Ou plutôt qui a trouvé dans l’art une prodigieuse ouverture vers d’autres disciplines. Et qui donc vous parle philosophie, poésie, ethnologie autant que sculpture, peinture ou architecture. Le Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne a eu la bonne idée de lui proposer une exposition. Nous l’avons visitée avec le plasticien.
Un bruit d’abord vous saisit, qu’on ne peut identifier. Derrière la paroi qui ferme l’entrée, deux grandes projections. Les vidéos jouent en alternance. Des hommes, des femmes, noirs – Kader Attia a réalisé la pièce à Douala, au Cameroun –, soufflent dans des bouteilles en plastique. Et c’est physique. La pièce vous ramène à votre propre corps, à votre souffle, à l’essentiel, au partageable. Elle a cette force de vous rendre disponible à l’exposition.
La deuxième salle en est d’autant plus spectaculaire. Il y a là, dans la pénombre, une foule stoppée dans son élan, rendue muette. Ce sont des portes, une centaine, fendues en deux et dont les parties sont adossées, formant un A. Sur certaines, un porte-voix. «Elles proviennent de maisons de Détroit abandonnées par leurs propriétaires à cause de la crise», précise Kader Attia. Pour lui, la porte est un objet chargé de frustration, elle enferme. La pièce s’appelle Asesinos! Asesinos! En la réalisant, lui qui a vécu au Mexique pensait à ces dizaines d’étudiants disparus dont l’assassinat se vérifiera. La pièce dit «la nécessité de revendiquer pour s’affranchir».
De ces portes violentées, on passe à une salle où des prothèses de jambes, certaines de la Première Guerre mondiale, forment un grand cercle au sol. Les porteurs sont décédés depuis longtemps. Restent ces membres de remplacement qui, ainsi rassemblés, rendent flagrants les efforts faits pour que le corps retrouve sa faculté mais aussi son allure. Pour taire la blessure.
Une série de pièces fait écho à cette ronde de prothèses. Depuis quelques années, Kader Attia travaille sur les représentations des «gueules cassées» de la Grande Guerre, ces hommes défigurés et qu’on a «réparés», autant que faire se pouvait. Pour Repair, Culture’s Agency, il en propose des bustes en marbre blanc. «Ils ont été honorés et en même temps cachés.» La blancheur minérale lisse les cicatrices et rappelle ce paradoxe.
A côté de chaque buste, un objet blessé lui aussi, mais dont la cicatrice est clairement exposée. Il y a là des masques africains, qui livrent les traces des rituels auxquels ils ont participé. «Sur ce masque Dan de Côte d’Ivoire, on devine la matière sacrificielle, la sueur, le temps.» Il y a aussi des tablettes d’écriture arabe. Elles sont remplies de versets coraniques ou d’autres textes, mais ce qui importe ici, c’est le souci qu’on a eu de les réparer quand le bois s’est fendu. Les agrafes sont grossières. «Les sociétés extra-occidentales ont un autre rapport à la réparation. Elle ne doit pas effacer la blessure», explique Kader Attia. Et de nous montrer comment de simples boîtes de conserve martelées peuvent servir de pansement. «C’est un témoignage d’anthropophagie culturelle, selon le modèle d’Oswald de Andrade.»
La salle adjacente montre des images de la collection ethnographique du Vatican, et un documentaire sur des collections belges avec des discours sidérants des religieux qui les possèdent. Réappropriation, restitution, Kader Attia est passionné par ces questions. Nous évoquons l’écrivain algérien Kateb Yacine, qui revendiquait d’écrire en français, considérant la langue du colonisateur comme un tribut de guerre. «Boualem Sansal est allé plus loin en déclarant dans El Watan que l’Algérie n’a pas besoin des excuses des Français puisqu’elle a gagné la guerre.» Une provocation vis-à-vis d’une élite dirigeante qui, un demi-siècle après, n’a pas permis au pays de dépasser l’étape de la lutte pour l’indépendance.
Une salle entière nous ancre dans les thématiques de la construction du regard sur l’autre. De hautes étagères de métal sont remplies de livres et de journaux, d’hier et d’aujourd’hui. Dessins et photographies induisent méfiance et séparation plutôt qu’empathie et reconnaissance. «Aujourd’hui, Daech aussi utilise les codes occidentaux pour coloniser les Arabes.»
L’Algérie, même s’il vit essentiellement à Berlin, Kader Attia y retourne souvent. Né dans la banlieue parisienne, de parents exilés, il a tout de même passé une partie de son enfance dans ce pays. Dans une des salles suivantes, c’est sa propre vie qu’il tente de cicatriser. Au mur, des collages réunissent des architectures du monde entier. Mais surtout celles du M’zab algérien et de Le Corbusier. «En 1931, l’architecte a découvert Ghardaïa et ses architectures de terre. C’est une source d’inspiration claire.» Ghardaïa, qu’on découvre plus loin en silhouette inversée, creusée dans un immense tas de couscous.
Restituer, recoller, rassembler femmes et hommes, ceux du Nord et ceux du Sud. Les collages de Kader Attia réunissent tant de choses et pourtant ils restent d’une sobriété, d’une élégance révélatrice de la justesse du geste. A notre seconde rencontre, il nous précise: «Dans ces images, je connais la plupart des gens. Ce sont mes frères, ma famille, des jeunes de mon quartier, des transsexuels que j’ai connus.»
Plusieurs œuvres de l’artiste sont consacrées aux transsexuels, pour qui les notions de blessure, d’identité reconstruite sont si importantes. L’artiste s’est intéressé à eux bien avant les «gueules cassées», qui ont été l’objet d’une installation à la dernière Documenta de Kassel et dont on retrouve ici les éléments redéployés et enrichis. Les images des soldats défigurés sont confrontées à celles d’Africains scarifiés, de déformations corporelles voulues.
Et lui, quelle est sa blessure? «Les questions d’un ami m’ont fait prendre conscience il y a peu de l’importance qu’a eue ma circoncision tardive. J’avais 9 ans, on m’avait préparé pendant des mois à ce qui devait être une fête. Mais c’est le barbier qui a officié chez nous. Il m’a distrait et a procédé par surprise, sans anesthésie. J’ai souffert pendant des semaines.»
Kader Attia, MCBA, lausanne, jusqu’au 30 août. www.mcba.ch
«Les sociétés extra-occidentales ont un autre rapport à la réparation. Elle ne doit pas effacer la blessure»