C’est une tournée qui n’en finit pas où un vieux monsieur en chapeau puise dans le magma sans fond de ses propres chansons. Lui-même ne se souvient plus du jour où elle a commencé, vers la fin des années 1980. Les habitudes sont telles qu’on a le sentiment d’un troubadour, l’orchestre de bal ultime qui joue encore lorsque la croisière se noie. Bob Dylan à Montreux refuse tout, comme partout, les photographes, les caméras, le site même. Il ne commente rien. Il pourrait être à Shanghai, à Honolulu ou à Bahia, son blues enrhumé ne varierait pas d’un pouce.

Il faut parler des fringues. Son costume officiel de chanteur: une veste de capitaine croisée, pantalon blanc, un lacet autour du cou et le chapeau aux larges bords droits, un bleu de travail. D’emblée, Dylan minaude. Il fait des «ouh-ouh» très aigus à la fin de ses phrases. Il se moque de tout le monde, en particulier de lui-même. Il chante une dame ridicule qui porte des vêtements en peau de bête («Leopard-Skin Pill-Box Hat»). «Ah j’étais beaucoup plus vieux alors. Je suis plus jeune que ça, maintenant.» («Back Pages»). Comment l’habit fait le moine et qu’il faille, malgré tout, continuer à ne pas se fier aux apparences.

La voix qu’il prend. On a l’impression la plupart du temps que ce n’est pas Bob Dylan qui chante mais un sosie qui se souviendrait si mal de la mélodie et du texte qu’il les cache sous un reniflement permanent. Bob miaule comme un petit fauve châtré. Sa voix a fini par ressembler à celle des mecs du Sud, pleine de fumée et de liqueur, qu’il aime. L’illisibilité absolue des textes. Certains disent que cela vaut bien le coup de savoir écrire les plus belles chansons du monde pour les fourrer sous une diction d’édenté.

Il entame «Tangled Up In Blue». On n’est pas sûr. Il faut se concentrer pour superposer dans la mémoire les quelques syllabes identifiées avec la voix de Dylan en 1975, quand il se donnait encore la peine d’être compris. Ce concert est un jeu de pistes. Les arrangements d’un country-blues sudiste sont si décharnés qu’il ne reste de Bob Dylan qu’un squelette blanchi dans le bouillon. Des lumières violentes posées sur le bord de la scène accroissent la sensation d’un théâtre d’ombres. Bob joue à faire peur. Il se loge sur le bord du bord du tabouret, devant un piano à queue. Il prolonge des accords au bord du précipice.

Et puis, il chante «Forgetful Heart». Un violon, une contrebasse. Dylan ne se poste plus à cent miles de toute émotion plausible. «Comme une ombre qui marche dans mon esprit. Toute la nuit. Je repose éveillé et écoute le son de la douleur. La porte est mieux scellée encore. Si tant est qu’il y ait jamais eu une porte.» Il faut imaginer Rimbaud qui, à 70 ans passés, aurait continué de mouiller en public son bateau ivre. Bob semble passer à toute allure sur l’aveuglante beauté de son écriture. Pour ne pas, à chaque fois, se laisser brûler.

Il enfile en vitesse, vers la fin, ses icônes: «Blowin’In The Wind», «Like A Rolling Stone», «Ballad Of A Thin Man». Il a donné le meilleur sans le montrer. Il est comme ces amoureux qui tendent un bouquet en faisant un reproche. Bob Dylan se retire. Reste le monument de ses chansons minées.