«Il y a un lien très fort entre le jardin et les livres. Les textes et les jardins ont des points en commun. Nous avons voulu sonder cette relation en opérant un va-et-vient; en allant du livre au jardin et du jardin au livre.» Michael Jakob, professeur, s’est formé en littérature comparée avant de se tourner vers l’histoire des jardins et la théorie du paysage. Il enseigne la théorie et l’histoire du paysage à la Haute école du paysage, d’ingénierie et d’architecture de Genève (Hepia) ainsi qu’à l’Université de Grenoble Alpes. Avec le professeur Jacques Berchtold, il est le commissaire de l’exposition Des jardins et des livres, visible en ce moment à la Fondation Bodmer à Cologny.

Sous terre

Il faut descendre sous terre pour visiter les jardins de Bodmer, car les vrais jardins des lieux sont actuellement en chantier. Là, dans la pénombre fraîche – les vieux livres, contrairement aux plantes, n’aiment ni la chaleur ni la lumière –, dans le mystère des vitrines qui s’allument parcimonieusement l’une après l’autre au fur et à mesure qu’on s’en approche, les livres, tablettes, récits, géométries savantes et horticoles, traités d’herboristerie, herbiers font fleurir le savoir et les plantes tels que l’homme les a pensés et recensés à travers les âges et les territoires.

A l’origine de cette exposition, raconte Michael Jakob, il y avait une liste idéale de 200 ouvrages. Or, Genève recèle des trésors en matière de jardins et de livres. Une soixantaine d'ouvrages, parmi ceux qui sont exposés, proviennent directement des réserves de la Bodmer, d’autres de la bibliothèque de Genève et beaucoup d’autres encore des splendides collections du Jardin botanique, richement dotées grâce aux legs des savants genevois des siècles passés, passionnés de botanique. Des collections privées et quelques acquisitions ont complété cette vaste exposition, qui s’étend sur toute la surface de l’étage inférieur.

Floraison savante

La variété des ouvrages est impressionnante. On y retrouve le cylindre d’argile aux inscriptions cunéiformes, l’un des fleurons de la Bodmer, qui énumère les travaux de construction de Nabuchodonosor II et qui fait allusion aux mythiques jardins de Babylone. On y voit de belles éditions de L’Odyssée, de la Bible, d’Horace, mais aussi l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien, Le redressement de la santé par les six causes d’Ibn Butlan qui regroupe le savoir médical et botanique de la Bagdad du XIe siècle, Le Dit du Genji et ses pavillons entourés de jardins, mais aussi le Roman de la rose, le Golestan (Roseraie) de Sa’di, Le Canzoniere de Pétrarque et le Décaméron de Boccace, Le jardin de la santé de Johann Wonnecke von Kaub (XVe) et ses étonnantes planches botaniques, Le songe de Poliphile de Francesco Colonna qui inspira tant les jardiniers, les extraordinaires Règles générales d’architecture sur les cinq ordres des édifices de Sebastiano Serlio (XVe), deux exemplaires de l’impressionnant Jardin d’Eichstätt (XVIe) de Basil Besler, un florilège géant qui regroupe les connaissances botaniques de l’époque baroque, ainsi que le Thresor des parterres de l’univers de Daniel Loris dont les planches aux géométries savantes sont exposées. En citant encore le Candide de Voltaire, La nouvelle Héloïse de Rousseau, le Hong Lou meng (Rêve dans le pavillon rouge) de Cao Xueqin jusqu’au Domaine d’Arnheim d’Edgar Allan Poe et au Jardin des rêves d’Adolfo Bioy Casares, on n’a pas encore fait le tour de ces foisonnantes vitrines de livres.

«Nous avons voulu voir, dit Michael Jakob, comment le jardin se reflétait dans des ouvrages très différents, des textes littéraires, poétiques, des essais, du théâtre, des romans, mais aussi des traités de jardinage ou de jardin ou encore des ouvrages commémoratifs ou de célébrations.»

Médecine et ornement, savoir-faire et sciences, tout cela se bouscule dans les traités. «Le manuel de jardinage apparaît à la Renaissance, explique Michael Jakob. En Angleterre, notamment avec un certain Thomas Heel. Ce sont des traités de jardinage assez rationnels qui disent comment traiter, comment bêcher, comment semer. Auparavant, on trouve plutôt des livres sur les plantes, des livres de pharmacopée et donc de médecine.»

Cultiver les simples

Et avant, y avait-il des jardins d’ornement? «Les Grecs anciens n’avaient pas vraiment de jardin. Ils avaient des kêpos, c’est-à-dire des vergers, des jardins utilitaires. Ce n’est qu’au IVe siècle av. J.-C., lors des guerres contre les Perses, que les Grecs découvrent les grands jardins orientaux. Les jardins perses ont influencé les Grecs puis les Romains, qui vont construire à leur tour de très grands jardins d’agrément avec des volières, des lieux décorés, des espaces de fête et de représentation. Ce type de jardin est donc relativement récent dans le monde antique. Mais tout cela va se perdre. Au cours du Moyen Age, les jardins qui subsistent sont des jardins de simples tenus surtout par des moines soucieux de médecine. Mais vers le XVe siècle, il y a un renouveau, sur le modèle antique, des jardins d’agrément et de bien-être.»

Quels sont les ouvrages sans lesquels l’exposition n’aurait pu se faire? «Le songe de Poliphile, certainement, puisqu’on y trouve le modèle du jardin idéal. Je tenais à avoir un Pétrarque, puisqu’il a créé des jardins lui-même et que son idée de la nature est très novatrice. Joseph Addison, avec ses Plaisirs de l’imagination, était aussi nécessaire: il est le fondateur du jardin à l’anglaise. Et puis, Les affinités électives de Goethe où le jardin est bien évidemment central.» Les commissaires ont aussi voulu créer des résonances: «Nous avons mis en relation Bouvard et Pécuchet avec le Boitard, un traité de jardinage du XVIIIe siècle que citent souvent les deux personnages de Flaubert.»

Lire le jardin

Le jardin lui-même n’est-il pas à lire comme un texte, comme une sorte de fiction greffée sur la nature? «Les jardins de la Renaissance, mais aussi les jardins anglais, fonctionnent, en effet, comme des textes, dit Michael Jakob. Il fallait savoir les lire, les reconnaître, les interpréter. Le jardin est une affaire très sérieuse qui ne correspond pas seulement à l’idée de bien-être physique, mais s’adresse également au cerveau, au sens moral. Le jardin est un lieu de formation esthétique.»

Le jardin renvoie parfois directement aux fables: «Non seulement les inscriptions de toutes sortes sont extrêmement présentes dans différents types de jardins, mais les plantes sont souvent à lire dans leur dimension mythologique. Par exemple, le laurier renvoie à Apollon et Daphné. Les statues, les installations, les fabriques, tout cela racontait une histoire, répondait à un projet intellectuel. Le jardin était à lire comme un livre, et le livre servait de point de départ pour créer des jardins, offrait ses modèles.»

Le jardin est la forme d’art la plus mélancolique, la plus soumise au temps

Et le commissaire de raconter comment les livres ont longtemps véhiculé des modèles de jardin qui faisaient rêver les aristocrates, désireux de modeler leurs espaces verts. «Ce public réclamait des choses extravagantes. Rien n’était jamais assez compliqué. Le labyrinthe n’était pas assez grand ni assez complexe. Pour l’aristocratie puis la haute bourgeoisie qui pouvait s’offrir des jardins, ces livres de jardin constituaient une sorte de catalogue, de réservoir d’idées. Ils recevaient ces publications, et choisissaient d’édifier des pagodes chinoises ou japonaises.»

Le livre et le jardin se répondent, c’est ce que montre l’exposition de la Bodmer. Mais le livre est aussi ce qui reste lorsque le jardin n’est plus. «Le livre peut être aussi une mémoire du jardin, conclu Michael Jakob. Le souvenir d’une fête, comme dans Les plaisirs de l’île enchantée. Très souvent, pour les historiens de l’art ou du paysage, le livre s’avère extrêmement précieux, parce qu’un jardin change tout le temps. Le jardin est la forme d’art la plus mélancolique, la plus soumise au temps.»


«Des jardins & des livres», Fondation Bodmer, Cologny, jusqu’au 9 septembre 2018

Catalogue: Sous la direction de Michael Jakob, «Des Jardins et des livres», MetisPresses, 464 p.

Évènements à venir: Dimanche 10 juin, 14h15, visite guidée de l’exposition.

Mardi 19 juin, 19h. Conférence, «Deux jardins littéraires et poétiques: Little Sparta et Prospekt Cottag» par Michael Jakob, commissaire.

Mardi 26, 19h. Conférence. Grand Tour de la «jardinomanie» européenne par Monique Mosser

Jeudi 28, 18h, Soirée Versailles. 18h, conférence, «Le premier parc de Versailles. Ordre et chaos» par Michel Jeanneret et 19h15, «Les jardins de Versailles, une histoire en renouvellement» par Jacques Moulin, Responsable du Parc et des Jardins de Versailles