Actrices, musiciens, journalistes, hommes et femmes d'affaires... Cette semaine, «Le Temps» dresse le portrait de couples composées de deux personnalités fortes et hors normes.

Sous les platanes, un rêve de cinéma. Vous divaguez mollement, dans l’attente de Bruno Todeschini et de Sophie Broustal. Ils ont leurs habitudes dans ce bistrot genevois; ils en aiment le bar en bois, vestige, dirait-on, d’un film des années 1970, Les Choses de la vie de Claude Sautet, au hasard – mais pas tout à fait.

Vous levez les yeux à l’instant et ils sont là, dardant un sourire camarade, lui en bleu nuit comme un ragazzo tombé du ciel de Pier Paolo Pasolini; elle en bleu azur, irrésistiblement printanière. On dirait une héroïne du cinéaste Jacques Rivette, joueuse sur la corniche du bonheur.

Ils sont beaux ensemble, la formule est idiote, mais c’est ainsi. Elle capture la lumière; il promène ses ombres. Ce don leur a valu d’être distingués très vite. Elle avait 24 ans, elle sortait du Conservatoire national de Paris – une référence – et elle marquait dans Toutes peines confondues de Michel Deville, avec Mathilda May et Jacques Dutronc.

Il avait 25 ans en 1988, il avait tourné le dos à Marin, le village de son enfance neuchâteloise, il s’était formé à l’Ecole des Amandiers de Nanterre, sous la coupe de Patrice Chéreau et il jouait dans Hôtel de France, projeté au Festival de Cannes et hué.

C’est ainsi que le métier entre. Elle a alterné téléfilms et pièces, en insatiable. Il a bouleversé en rocailleux fêlé, happé par la caméra d’Arnaud Desplechin, de Pascale Ferran, de son ami et maître Patrice Chéreau surtout, pour qui il a joué Son frère.

On voudrait savoir ce qui les soude depuis dix-dept ans, connaître le secret de ce pas de deux, saisir comment leurs ego s’accordent dans un milieu qui est une jungle, où la gloire file parfois plus vite que le papillon dans une nuit d’été.

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Alors? Disons d’abord qu’ils ne laissent pas de prise au malheur. C’est ce qui les a incités à s’établir à Genève. «Nous habitions Paris, à vingt mètres du Bataclan, raconte Bruno. Du jour au lendemain, nous avons été plongés dans l’horreur des attentats.» Et Sophie de poursuivre: «Notre fille Paloma, à qui l’on demandait qui devait entrer le premier dans un restaurant, a eu cette réponse qui nous a glacés: «L’homme pour pas qu’on tue la femme en premier.» Le lendemain, Bruno m’a annoncé que Paris, c’était fini; qu’il fallait une vie douce et paisible pour notre fille.»

Le miroir d’Alice

Le sens du romanesque est un autre trésor partagé. Ne se sont-ils pas rencontrés en 2001 sur le tournage d’un téléfilm, Le Miroir d’Alice? Et ne jouait-il pas, lui, un homme qui retrouve une femme aimée – elle donc – tombée dans le coma, suite à un accident? «Nous tournions en Bretagne, il pleuvait, j’étais morose au possible et puis Bruno est arrivé. Depuis, c’est toujours aussi fort.»

Le talent pour la hauteur, c’est aussi, chez l’un et l’autre, une façon de rebattre les cartes du déterminisme social. A 15 ans, Bruno patauge, malgré la tendresse de sa mère qui tient un restaurant à Marin. Il comprend qu’il ne sera pas Kevin Keegan, son héros qui règne sur Anfield Road, le stade de Liverpool. Et apprend, sans passion, le métier de plâtrier-peintre. Sa chance alors, c’est son frère qui l’appelle à Genève où il découvre le théâtre.

Sophie, elle, grandit à Trappes, la ville de Kylian Mbappé et de Jamel Debbouze. Ses parents sont des sportifs accomplis. Ses sœurs brillent sous les paniers de basket. Et elle ne jure que par Romy Schneider et Gena Rowlands. A l’école primaire, elle récite des poèmes – sa joie. Elle a du charisme, s’enflamment son institutrice et sa mère. Son admission au Conservatoire de Paris le confirmera.

Une fois sur le plongeoir, il faut réussir le saut. Le salto peut être brillant. Ou tourner à la cabriole piteuse. Pour Sophie, le plongeon fut rocambolesque. Elle passe un casting pour La Discrète, le film de Christian Vincent, avec Fabrice Luchini. «On me dit d’emblée qu’il cherchait une brune. Je suis quand même prise pour une scène dans un bistrot où je ne dis pas un mot. Quelques jours avant la projection officielle, je reçois une invitation. J’avertis une copine et nous découvrons le film. Stupeur, je ne me vois pas. Je me dis que j’ai été coupée au montage et je suis morte de honte. Mais voilà que ma scène clôture le film.» La clarté de sa présence n’échappera pas à Michel Deville.

Serait-ce elle, la discrète, au fond? Sophie: «J’aurais pu faire une plus belle carrière et à 50 ans, c’est encore plus dur; mais j’ai réalisé mon rêve, je vis de ce métier.» Bruno: «Ce métier est fait de hasards et de coups de fil qui ne viennent parfois jamais. Il faut avoir les couilles bien ordonnées. Notre chance, c’est de faire bloc ensemble.»

Fiançailles à Rome

Ils ont ce privilège en outre: leurs paradis sont faits du même roseau. Ils rêvaient d’avoir une maison de campagne; ils en ont une en Bourgogne. Bruno bêche, sème, taille. Ils accueillent surtout les copains, histoire de déguster des vins qui changent l’humeur du ciel, de s’engueuler devant le gigot pour se réconcilier à l’aube.

Sous les platanes, vous vous dites que Bruno et Sophie feraient une sacrée paire dans une comédie de Marivaux. Eux révisent leurs sortilèges. Ce voyage à Rome, où il a machiné une romance, histoire de marquer les 40 ans de sa belle: dans les jardins mirifiques de la Villa Médicis, il lui offre une bague; à l’intérieur du chaton, cette demande: «Veux-tu m’épouser?»

«On a attendu cinq ans après, avant de passer à l’acte», pique Sophie. Et si on allait à présent faire les photos pour cet article? Sur le trottoir, il raconte le plaisir des jours. «Si c’est si beau entre nous, c’est parce qu’on s’est rencontrés tard, nous avions déjà eu d’autres vies.»

Sur la place, un pianiste chauve joue un ragtime. Ce clavier est dragueur. Tiens, cette glycine-là est un écrin pour bienheureux, non? Sophie et Bruno envoûtent l’espace en professionnels. Il faut les voir s’ensauvager. Deux fauves sous le feuillage de leur songe. «Ce que j’admire chez elle, quand elle joue, c’est son audace et sa maîtrise. Moi je bafouille sur scène.» «Ce qui me fascine chez lui au cinéma, c’est son mystère, il est énigmatique.»

Le piano s’emballe et ils disent encore qu’ils sont doués pour la vie. Ce n’est pas vantardise, c’est le ressort de leur roman.


Pas de deux

Quel est l'artiste qui vous porte?

Sophie B. et Bruno T.: Le peintre Egon Schiele, mais aussi les frères Coen dont nous aimons tous les films. Et encore Jim Jarmusch. Notre passion va vers le cinéma d'auteur. 

Quels sont les acteurs qui vous émeuvent?

S. B.: Michel Piccoli et Jean Gabin.

B.T.: Marlon Brando et Michel Simon. 

Quelle est la figure politique qui vous rassemble?

B.T.: François Mitterrand. Quand je suis arrivé à Paris en 1986, il était central dans les milieux artistiques que je fréquentais. 

S.B.: Il a été mon premier vote.

Quel est le rituel que vous avez en commun?

S.B.: Passer tous les Noël dans la famille de Bruno, chez sa mère en Suisse.

La musique sur laquelle vous dansez?

S.B. «Family affair», le tube de Mary J.Blige. Nous nous sommes rencontrés là-dessus. Nous avons dansé sur cette musique, alors que Bruno ne danse jamais!