A l’origine, BuzzFeed et le journalisme n’étaient pas faits pour se rencontrer. «Distraire les gens qui s’ennuient au travail», voilà toute l’ambition originelle de Jonah Peretti, son créateur en 2006. Cet ingénieur au MIT se passionne alors pour la manière dont les contenus se propagent sur Internet. Facebook n’a que 2 ans, Twitter n’existe pas. Son arme secrète pour essaimer sur la toile: la «listicle», contraction d’article et de liste. La recette de fabrication est simple et bon marché: trouver les x photos des chatons les plus mignons, des toilettes les plus bizarres, des cupcakes les plus ratés; emballer le tout avec un titre vendeur.
Divertissant et conçu pour être partagé sur les réseaux sociaux, ce format terriblement viral fait mouche auprès des 18-34 ans, la moitié de l’audience du site. Aujourd’hui, BuzzFeed compte 200 millions de visiteurs uniques mensuels, trois fois plus que le New York Times. Valorisée à 1,5 milliard, la start-up new-yorkaise est devenue «licorne». Quant à la véracité des informations publiées? Qui s’en soucie aujourd’hui, titrait ironiquement la Colombia Journalism Review.
Du divertissement à l'information
2011 marque un tournant dans les ambitions du groupe. BuzzFeed, dont le concept est copié par des centaines de clones, est conscient de la fragilité de son modèle économique, de sa dépendance aux réseaux sociaux (75% de son trafic). Jonah Peretti décide de se développer dans l’information et le journalisme d’enquête pour construire sa légitimité. Sans renier ses chatons: «Nous voulons combiner l’énergie et la popularité de BuzzFeed sur les réseaux sociaux avec le journalisme d’enquête américain traditionnel.»
Jonah Peretti recrute comme rédacteur en chef Ben Smith, reporter politique venu de Politico, pour insuffler au sein d’une rédaction experte dans les codes d’Internet une exigence journalistique. Pour cela, il débauche des journalistes stars du Wall Street Journal ou du Guardian, dont plusieurs Prix Pulitzer. Pour les transfuges, le choc culturel est parfois amusant: «Mes collègues se moquaient de moi pour savoir combien de fois je devrais épeler BuzzFeed au téléphone», raconte un reporter face à des interlocuteurs un peu déroutés.
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Depuis deux ans, cette cellule investigation a sorti nombre d’enquêtes de grande qualité, sur les femmes battues, les communautés homosexuelles ou des scandales de corruption. Dans une savoureuse mise en abîme de l’ambition nouvelle du site, BuzzFeed révélait la manière dont un grand nombre de sujets publiés dans les médias traditionnels étaient sortis tout droit de l’imagination d’une agence de contenu viral autrichienne.
Mais cet apprentissage du journalisme se fait également au prix de quelques errements. En 2014, un journaliste du site est licencié pour avoir plagié une quarantaine d’articles. L’an dernier, Ben Smith fait supprimer plusieurs articles déplaisant à des annonceurs. «Ne me dites pas que l’embauche de quelques journalistes chevronnés va transformer BuzzFeed en un acteur remarquable du journalisme, dénonçait Frédéric Filloux sur la Monday Note, un blog spécialisé dans les médias. Nous n’avons jamais vu un produit sur un marché bas de gamme se transformer en média haut de gamme.»
Un miroir cruel pour les médias traditionnels
BuzzFeed réussira-t-il à construire sa légitimité? Pour l’instant, l’audience de la partie information reste encore modeste pour un site doté d’une telle force de frappe. Dans un rapport publié en 2014, le New York Times faisait pourtant de BuzzFeed son concurrent direct à l’avenir.
Car le succès du «site de chatons» tend aussi un miroir cruel aux médias traditionnels de leurs propres difficultés. Quand les sites d’information se laissent aller à la course à l’information jetable, BuzzFeed se lance dans l’investigation. Alors que les quotidiens licencient ou mettent la clé sous la porte, le site américain recrute à tour de bras. Lorsque le Washington Post est vendu 250 millions d’euros, BuzzFeed est lui valorisé à six fois plus et séduit les investisseurs. Les médias traditionnels rétrécissent leur couverture des questions internationales? BuzzFeed publie onze éditions internationales, envoie des reporters en Ukraine, développe un réseau de correspondants en Egypte, en Russie ou au Kenya. Les médias peinent à rajeunir leur audience, BuzzFeed séduit. «Les rédactions traditionnelles sont un peu ennuyeuses», regrette souvent Ben Smith. A BuzzFeed, les salles de conférences portent des noms de chatons.