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Les cairns, miroirs de l’âme

Empilements de pierres, ils indiquent le chemin ou ornent les rives des lacs. Leurs fonctions varient selon l’observateur et le constructeur. Rencontre avec leurs bâtisseurs

Keystone
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C’est un colosse de pierre. Fruit de passages multiples, il annonce la grandeur de la montagne dont il est le gardien. Impossible d’y être indifférent; en passant devant lui, chaque guide et alpiniste averti procède à ce rituel: choisir une pierre, s’en emparer et la déposer sur le tas de rocailles formé par les gestes analogues de ses congénères. Pourquoi cet acte? On ne sait pas. Mais c’est mieux de le faire. Au pied de l’arête nord-est du Cervin, un cairn rappelle les hommes aux traditions. «C’est presque une superstition. Un accord tacite entre nous et la montagne.» explique l’aspirant guide Simon Walbaum.

Un langage universel

Alors que les restes menus de neige fondent en altitude, les cairns, ces amas de roches qui indiquent les passages en dehors des chemins balisés, se dévoilent. Simples tas de cailloux, ils portent malgré eux une part symbolique que personne ne semble ignorer. Le géographe Alexandre Gillet a voué sa thèse de doctorat à l’étude de ces formations. Au gré des sentes, des cols et des pentes escarpées, il les a pistées. «Pour moi, le cairn est vivant. D’ailleurs, dans certaines langues, le mot désignant le cairn veut littéralement dire «ce qui peut agir comme un être humain» – inukshuk en inuit par exemple. L’allemand suppose aussi une incarnation humaine en l’appelant Steinmann (homme de pierre).» A la fois naturels, forgés par l’homme et ersatz d’une présence humaine, les cairns se tiennent à la frontière entre matériel, fonctionnel et spirituel. Caméléons de pierres, ils endossent le rôle que l’observateur leur prête. «Chacun peut appliquer sa propre signification à ces constructions. Le cairn est tout d’abord un repère issu d’un travail commun, entre les hommes et la nature. Il peut ensuite endosser plusieurs fonctions à la fois.»

Il m’est arrivé de casser un cairn. Car maintenant, à cause d’un effet de mode, ils jaillissent de n’importe où

Yann Nussbaumer est guide de montagne. Les cairns font partie de son quotidien. Et lorsqu’il est en terrain inconnu, le soir, pendant que les clients se reposent, il en bâtit parfois, des petits, afin de se repérer le lendemain. «Pour les alpinistes, ils sont essentiels, mais il ne faut jamais oublier qu’ils sont à la frontière entre ton meilleur pote et ton pire ennemi. Quand tu en vois un, tu es d’abord soulagé – quelqu’un est déjà passé par ici – mais tu ne sais jamais si le cairn t’indiquera le bon chemin. Il m’est arrivé d’en casser. Car maintenant, à cause d’un effet de mode, ils jaillissent de n’importe où.» Pour l’alpiniste, empiler des pierres est une pratique instinctive et un langage universel. «Que ce soit dans les Alpes, en Himalaya, dans les Andes ou dans le Pamir, on trouve des cairns. Et où que je sois, face à eux, je me comporte de la même manière, méfiante et reconnaissante.»

Cairns en réseau

Pour Elisa, évoquer un cairn prend une connotation tout autre. Elle pense à celui qu’elle a bâti au pied de la Pointe-Allobrogia. Un pic qui surplombe le val Ferret, une région chère à son frère décédé lors d’un accident de ski en Norvège. «Je n’aime pas les cimetières. Trop rangés, trop clos. Je voulais un lieu qui lui plaise et où son âme allait pouvoir être en liberté.» Selon une tradition norvégienne, elle a planté des plumes parmi les roches entassées. Pour que l’âme s’envole mieux, dit-elle. Et puis, au fil des marches, elle en a construit d’autres: «Pour moi, ils sont tous reliés. Ils forment un chemin que j’ai tracé à travers les Alpes. Cette image m’est beaucoup plus forte qu’un rituel à l’église.» Mais ses constructions sont soumises à un climat rude. Sous la neige, parfois, les pierres se couchent. Alexandre Gillet: «La fragilité des cairns est en réalité une force, car elle suscite de l’empathie. Les cairns frêles ont tendance à être entretenus et la relation à leur égard est d’autant plus puissante.»

Deux vallées plus loin, au pied du Grand-Combin, Isabelle Balleys, gardienne de la cabane de Valsorey, a élevé deux cairns massifs devant sa cabane pour former une entrée à son territoire. «C’est une façon de ranger un peu tout ça!» sourit-elle en balayant le paysage de la main. Plus loin, il y en a d’autres, plus petits, presque camouflés. «Ceux-ci, je les ai faits pour un ancien gardien et sa femme… Ils sont décédés à quelques mois d’intervalle. J’y ai mis leurs cendres et j’ai fait une petite cérémonie à ma façon en leur demandant de se tenir quand même peinards.»

Les cairns frêles ont tendance à être entretenus et la relation à leur égard est d’autant plus puissante.

Dans le val de Bagnes, auprès d’Yvan, jeune snowboardeur en quête de réponses, les cairns ne sont plus des tas de pierres. Ses roches s’élèvent en faisant fi de la gravité. Il les pose une à une et consacre à chaque pierre son lot de profondes respirations. Quand vient le bon moment, ses mains s’ouvrent. Le bloc tient, sur la pointe. Il aime ça, Yvan, le contact des pierres. «Quand elle tient en équilibre, c’est comme si le temps était suspendu. Le silence, le vide. C’est divin.»

Un acte méditatif

Sa pratique est partagée par la communauté des artistes de «land art», dont on observe les traces éphémères dans la nature ou au détour d’une ruelle. Certains immortalisent leurs sculptures sur la Toile et échangent des méthodes. Mais, essentiellement, le «stone balancing» (mise des pierres en équilibre) se pratique seul.

Le paysagiste Loïs Robatel ne se verrait pas en construire en groupe. Pour lui, c’est un instant passé au contact des roches, une sorte d’acte méditatif. Et surtout éphémère: «Moi, je ne retourne jamais les voir, mais si je construis des cairns, c’est pour inviter les passants à s’asseoir et à apprécier les lieux.» Les sites se présentent à lui naturellement, comme les pierres d’ailleurs, car il part du principe que ce sont elles qui le choisissent. «Ce qui est étonnant, c’est que plus tu arrives au sommet du cairn, plus tu trouves les pierres adéquates.» Son truc à lui, c’est de renverser le destin de certaines roches, en choisissant les anguleuses pour former des contours arrondis, ou l’inverse. Le dernier cairn qu’il a construit est une sphère de pierres plates, en Afghanistan. En Suisse, pendant son travail, il lui arrive d’en construire pour ses clients. Un exercice apprécié, dit-il, mais il soupire: «Il est possible d’en acheter en grande surface. Bétonnés.» Et là, ce n’est plus du tout la même chose.