Non, l’EMS ne sera jamais le biotope de Madame Bley, pianiste, compositrice, femme de plume et de poigne orchestrale que sa toujours plus chétive silhouette protège des pesanteurs de l’âge. L’orchestre, précisément, est ce qui, sacrifié sur l’autel des contraintes économiques, fait ici défaut, condamnant la luxuriance d’antan à s’enfermer dans un modeste trois-pièces. Elle le partage avec, à la basse électrique, celle de son compagnon Steve Swallow, et aux saxophones ténor et soprano, un Andy Sheppard qui pourrait être leur fils. C’est oublier que cet atypique trio squatte depuis plusieurs décennies l’imaginaire de la très avisée Carla, qui y a progressivement transféré tout le mobilier des big (ou semi big) bands de ses années de splendeur. Manière de dire qu’on évolue dans cet espace théoriquement confiné comme dans un château qui, fût-il situé quelque part en Espagne, nous associe à la grande vie des seigneurs du jazz, toujours fauchés et toujours magnifiques.
Quoi de neuf – quoi d’intact d’abord – dans la vie musicale de cette octogénaire sans âge? Une façon d’abord d’envoyer valser, avec une grâce infinie, la morosité tiède d’un monde (celui du jazz mais pas que) de duplication, de célébration, de copié-collé contre lequel tout son art se dresse dès son coup d’éclat de «Escalator Over The Hill». Rien d’abdiqué dans l’élan de sa révolte d’hier, mais une sorte de maturation naturelle, d’intériorisation progressive du refus des bienséances qui passe du coup de gueule au travail de sape. C’est ce climat d’insolence intraitable mais passée à la moulinette du temps qui fait de cet opus non une survivance touchante et très dispensable de l’épopée anarchisante, mais un brûlot feutré sur les intentions duquel aucune censure avisée ne pourrait se méprendre.Intacte donc, la corrosive ironie des «Social Studies» auxquelles fait penser «Camino al Volver», pièce centrale et point culminant du CD. Sa construction, à la fois simple et malicieuse, évoque ces mobiles dont raffolent les enfants, ingénieux défis à la stabilité de l’ordre établi, où les si rigoureuses lois de la pesanteur sont constamment déjouées par les caprices du vent, moteur véritable, dérisoire et narquois de tout le dispositif. C’est bien le principe structurant du «Reactionary Tango» ou de la «Valse sinistre», bijoux d’irrévérence de ces «Social Studies» avec lesquelles Andando el Tiempo forme une sorte de diptyque grinçant: trente-cinq ans plus tard, la vieille dame s’indigne toujours contre le corset créatif dans lequel la société du spectacle tente de faire entrer un jazz sommé de s’aligner. La lutte continue.
A écouter
Carla Bley/Andy Sheppard/Steve Swallow, «Andando el Tiempo» (ECM/Musikvertrieb)